Parmi les nombreux témoignages missionnaires qui jalonnent l'histoire contemporaine, celui-ci frappe par son authenticité remarquable et sa perspicacité spirituelle. Né des conversations entre Pascale Zyto et le père Lucien Legrand, membre des Missions étrangères de Paris (MEP), l'ouvrage dévoile un itinéraire apostolique hors du commun, s'étendant sur plus de sept décennies au cœur du sous-continent indien.
Des origines lilloise à l'appel de l'Orient
L'histoire commence dans les quartiers populaires de Lille durant les années 1930, terrain fertile où germe la vocation du futur missionnaire. Influencé par un vicaire charismatique qui lui transmet « une première approche de l'engagement chrétien authentique » et imprégné par l'esprit de l'Action catholique aspirant à « conquérir l'univers pour le Christ », le jeune homme se tourne vers les MEP dans l'espoir d'échapper à une carrière d'enseignant - paradoxe savoureux quand on sait qu'il consacrera finalement toute son existence à l'instruction. Son cheminement formatif, depuis l'École biblique de Jérusalem (1952-1953) jusqu'aux bancs du grand séminaire de Bangalore où il prend ses fonctions professorales en 1955, témoigne d'un parcours académique de premier plan, nourri par l'enseignement de figures emblématiques telles que les pères Daniélou, Bouyer ou André Robert à l'Institut catholique parisien.
La découverte du sous-continent et la transformation spirituelle
L'atterrissage à Salem en 1953 constitue un moment charnière dans son existence. Confronté à l'effervescence du marché de cette cité du Tamil Nadu, le jeune apôtre réalise soudainement qu'il ne parviendra « jamais à convertir cette multitude ». Loin de provoquer un découragement, cette prise de conscience devient « davantage une illumination spirituelle qui me révélait que l'œuvre missionnaire ne saurait être que l'accomplissement d'une puissance qui nous transcende ». Cette sagesse spirituelle imprègne l'ensemble du volume et représente l'une de ses contributions les plus significatives.
L'aventure scripturaire : une contribution savante majeure
L'essence du récit gravite autour du projet de traduction biblique en langue tamoule. Lancée de manière quelque peu « téméraire » en 1957 aux côtés de deux séminaristes, cette « odyssée fascinante de deux décennies » voit naître le Nouveau Testament en 1970, suivi de l'Ancien Testament en 1972. S'ajoute ensuite l'entreprise œcuménique (1995), devenue depuis « référence liturgique officielle pour l'ensemble des diocèses ». Cette réalisation s'ancre dans l'élan de renouveau biblique post-Vatican II et illustre une rigueur académique exemplaire, puisant directement aux sources grecques et hébraïques originelles.
L'apostolat aux racines populaires
Les quatorze années d'exercice pastoral à Christupalayam (1980-1987) puis Mathigiri (1987-1994) dévoilent une facette différente du père Legrand. Pasteur-professeur sillonnant les routes à motocyclette entre bourgade et séminaire, il appréhende « l'Inde authentique » avec ses enjeux spécifiques : illettrisme généralisé, hiérarchies castéistes, dénuement matériel. Ses souvenirs, ponctués d'épisodes cocasses impliquant des reptiles au sein de l'église ou l'érection d'un établissement scolaire, révèlent un homme ancré dans le concret autant qu'un érudit.
Positionnement dans la production littéraire de Legrand
Ces mémoires trouvent leur place naturelle au sein d'une production scientifique imposante. Autorité reconnue dans l'exégèse paulinienne et les études missionnaires bibliques, Legrand signe des ouvrages de référence comme The Bible on Culture: Belonging or Dissenting? (2000), Paul and Mission ou encore Unity and Plurality: Mission in the Bible (1990). Membre de la Commission biblique pontificale entre 1974 et 1979, il a profondément influencé les recherches scripturaires en territoire indien et enrichi substantiellement le dialogue inter-confessionnel. Sa précédente collaboration avec Pascale Zyto, créatrice de l'association Dhiya œuvrant pour l'instruction en Inde, avait déjà produit Les Merveilles de Notre-Dame-de-la-Santé (2021).
Une approche missionnaire novatrice
La valeur fondamentale de ce volume réside dans sa conception renouvelée de l'apostolat. Délaissant progressivement l'approche « triomphante » de ses débuts, Legrand élabore une théologie missionnaire où le prêtre « incarne l'altérité au sein de la communion et de l'immersion totale ». Cette approche, enrichie par Vatican II et la confrontation avec la tradition hindoue, propose des orientations prometteuses pour l'évangélisation actuelle.
Observations critiques et zones d'ombre
Malgré la richesse indéniable de ce témoignage, certaines lacunes méritent d'être signalées concernant les frictions intercommunautaires ou les défis pastoraux concrets. L'ouvrage, centré sur l'expérience individuelle, aurait bénéficié d'un approfondissement de l'analyse sociologique concernant les mutations de l'Église indienne. Quelques répétitions trahissent également l'origine conversationnelle du texte, bien que Pascale Zyto ait su préserver l'authenticité du témoignage oral.
Bilan
Ad Vitam en Inde s'impose comme un document de première importance sur les transformations de l'apostolat catholique au siècle dernier. Au-delà du simple récit, il propose une méditation théologique mûrie par soixante-douze années d'immersion. Le père Legrand y délivre, avec modestie et pénétration, les enseignements d'une existence entièrement consacrée au service évangélique en terre indienne. Un témoignage essentiel pour saisir les évolutions contemporaines de la mission.