Philippe CHENAUX, Charles Journet. Un théologien engagé dans les combats de son temps, Desclée de Brouwer, Paris, 2025.
Historien très réputé de l’Église du XXème siècle, Philippe Chenaux, Professeur à l’Université du Latran, consacre une monographie remarquable à son compatriote le Cardinal suisse Charles Journet (1891-1975), l’un des grands théologiens du XXème siècle et homme d’Église dont l’influence fut considérable dans les milieux intellectuels (il fut très proche de Jacques Maritain) ou artistiques. Beaucoup des écrits de Journet peuvent éclairer des débats actuels, par exemple sur la légitimité de la « guerre juste » ou sur le rôle des chrétiens dans une société laïque. Théologien thomiste connu pour ses travaux ecclésiologiques, il s’est aussi engagé courageusement dans la réponse aux grandes questions du siècle, prônant la résistance au totalitarisme, et en particulier au Nazisme, jouant un rôle majeur dans la lutte contre l’antijudaïsme chrétien, dépassant les visions héritées du passé pour définir des rapports justes entre l’Église et de l’État. Ses positions ne lui ont pas toujours valu la faveur de ses évêques ni du Saint-Office, au contraire, mais Paul VI l’estimait et le nomma cardinal, ce qui l’amena à intervenir d’une façon décisive dans la dernière session du Concile.
Pour le lecteur français, un intérêt connexe de ce livre sera aussi de découvrir les particularités confessionnelles de la Suisse, où les divisions entre catholiques et protestants prennent des dimensions politiques, voire civilisationnelles, inattendues à une époque si récente.
La conversion à l’œcuménisme de Journet trouve d’ailleurs sa limite dans la conviction qu’il a gardée jusqu’au bout que l’unité devait se faire autour de l’Église catholique. Surtout la richesse du catholicisme romand autour de la seconde guerre mondiale pourra frapper, avec ses grandes figures, Journet lui-même, mais aussi Albert Béguin, Maurice Zundel, Denis de Rougemont et tant d’autres, le haut niveau de ses revues, à commencer par celle fondée par Ch. Journet, Nova et Vetera , le rayonnement de sa faculté de théologie (dominicaine ) de Fribourg, son dynamisme dans la création artistique et architecturale (cent vingt nouvelles églises consacrées entre 1920 et 1945 dans le seul diocèse de Genève-Lausanne-Fribourg, décorées par des artistes célèbres)… Sur ce dernier point le rôle de l’abbé Journet fut considérable. Défenseur convaincu de l’art moderne dans le domaine religieux, auteur d’articles sur ce sujet et accueillant dans Nova et Vetera des contributions théoriques d’artistes contemporains, Journet fut proche en cela des positions de Maritain et du P. Couturier en France.
Un des aspects les plus marquants de la pensée et de l’action de Ch. Journet est certainement sa résistance aux totalitarismes du XXème siècle. Dès 1935, dans une conférence intitulée « L’Église et les communautés totalitaires », il dénonçait trois mythes : celui de l’État, celui de la race, celui de classe. Pendant la seconde guerre mondiale, les articles de l’abbé dans la revue Nova et Vetera, repris ensuite dans l’ouvrage Exigences chrétiennes en politique (1945), comme ses homélies furent une lumière et un soutien pour tous ceux, y compris en France, qui luttaient contre l’hitlérisme. Il a refusé la neutralité absolue entre Hitler et les Alliés prônée par le gouvernement suisse et par son évêque. Cela lui valut quelques ennuis avec la censure fédérale ou la censure ecclésiastique. Des ennuis, il en aura plus tard encore avec le Saint-Office à propos de l’hypothèse du polygénisme ou de sa vision des rapports Église-État…
La résistance au nazisme devait-elle être armée ? L’abbé Journet a toujours combattu la notion de « guerre sainte », notamment contre l’épiscopat d’Espagne au moment de la guerre civile, mais il défendait la notion thomiste de « guerre juste ». L’évolution du discours théologique et pontifical de ces dernières décennies, qui tend à considérer la guerre comme le mal absolu et à nier qu’il existe des « guerres justes », est tout à fait contraire à sa pensée. Il estimait au contraire la guerre défensive comme un devoir moral. Dans les temps que nous vivons, sa pensée peut nous faire réfléchir sur la juste position à adopter vis à vis de la guerre d’Ukraine, par exemple…
Cet engagement de Journet dans l’histoire de son temps correspond parfaitement à sa conception du rôle du théologien. Cet homme d’une extraordinaire érudition, ce spécialiste de l’ecclésiologie, auteur de L’Église du Verbe incarné, considérait, dit Ph. Chenaux, que « la vocation du théologien n’est pas seulement d’approfondir la science de la foi, elle est aussi de témoigner de cette doctrine dans les affaires du monde afin de rendre celui-ci (…) plus conforme aux valeurs de l’Évangile ». Journet lui-même explique en une très belle formule qu’ « au principe de ce témoignage, il y a la certitude proprement chrétienne que notre monde est digne d’amour ».
La lutte résolue de Journet pour faire disparaître tout antijudaïsme dans le christianisme est à l’évidence en cohérence parfaite avec sa condamnation claire et explicite du nazisme. Là encore sa proximité avec Maritain est évidente. Dès 1941, il intitulait l’un de ses articles dans Nova et Vetera « Antisémitisme ou christianisme, il faut choisir ». Un autre de ses articles du temps de la guerre dénonçait la collaboration du gouvernement de Vichy avec l’Allemagne nazie. Son évêque en interdit la publication ! Après la guerre, il publia le livre Destinées d’Israël. Il fut l’un des rares participants catholiques à la fameuse conférence judéo-chrétienne de Seelisberg en 1947, qui voulut, sous l‘influence de Jules Isaac, substituer à « l’enseignement du mépris» un enseignement chrétien de l’estime » pour les Juifs. Par de nombreuses interventions, l’abbé Journet s’est efforcé de faire disparaître de la liturgie catholique toutes les formules entachées d’antijudaïsme. Quand, devenu cardinal en 1965, il fut nommé titulaire d’une paroisse romaine située dans l’ancien territoire du ghetto, un de ses premiers gestes fut de rendre visite au Grand Rabbin Toaf, précédant de vingt et un ans la visite historique de Jean-Paul II à la Grande Synagogue de Rome.
Charles Journet n’a pas été membre du Concile avant la dernière session et sa nomination comme cardinal, mais il a encore eu le temps de jouer un rôle capital dans le vote de la Déclaration Dignitatis humanae, sur la liberté religieuse. Toute une partie de l’Église restait alors attachée à la définition d’un « État chrétien » dans lequel « l’erreur » ne pouvait avoir les mêmes droits que la vérité et rejetait l’État moderne et sa laïcité. Au contraire Journet a toujours défendu l’idée d’une nécessaire distinction entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, sans subordination du second au premier. Il soutenait la liberté religieuse, la liberté de croire en une religion ou en une autre ou en aucune, comme un droit fondamental. La résistance d’une partie du Concile au projet de Déclaration était telle que Paul VI demanda à Journet d’intervenir solennellement devant les Pères Conciliaires. Cette intervention fit une très forte impression et entraîna un vote favorable très large du Concile. Comme l’écrit Ph. Chenaux, la Déclaration « dénouait deux des problèmes les plus difficiles que l’Église avait dû affronter depuis deux siècles : celui des rapports entre le liberté et la vérité sur le plan théologique, celui des rapports entre l’Église et l’État moderne, sur le plan politico-ecclésiastique ».
Analysant avec clarté les points de vue divers des acteurs d’une période tragique, mais aussi riche d’une d‘extraordinaire ébullition de la théologie et de la vie intellectuelle chrétienne, montrant lumineusement les enjeux fondamentaux des débats d’alors, le livre de Philippe Chenaux à la fois met en relief l’envergure exceptionnelle d’une personnalité comme celle du Cardinal Journet et dépasse cette seule personnalité pour éclairer tout un mouvement historique. Du reste Journet lui-même a été en contact direct avec la majorité des acteurs de cette histoire. Non seulement la connaissance de cette période est indispensable pour comprendre la nôtre, mais elle aide à poser avec plus de justesse beaucoup de nos débats d’aujourd’hui.