Dictionnaire amoureux de la solitude

Marie de Hennezel
Plon
Gilles Berrut
31 juillet 2025
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Essai
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Dictionnaire amoureux de la Solitude
Marie de Hennezel
Plon, 2025, 560 p.

L'idée même d'un "dictionnaire amoureux" consacré à la solitude pourrait sembler paradoxale, un oxymore, tant le thème de la solitude est chargé de souffrance et d'abandon. Pourtant, Marie de Hennezel relève ce défi en plaidant un véritable hymne à l'épanouissement personnel.

L'expertise de Marie de Hennezel puise ses racines dans un parcours professionnel remarquable. Ayant accompagné les malades du sida durant les années sombres des années 1980, ayant œuvré auprès des personnes âgées en fin de vie, ayant participé aux premiers développements des soins palliatifs en France, elle a côtoyé la solitude sous ses formes les plus intenses. Cette proximité avec les moments ultimes de l'existence confère à ses réflexions une authenticité, bien éloignée des théories abstraites. Son regard s'est aiguisé au contact de ceux qui affrontent l'ultime solitude, celle de la mort.

D'entrée de jeu, l'auteure établit une frontière entre la solitude de l'isolement et une solitude faite de choix et d'acceptation.Tandis que l'isolement représente effectivement un fléau social destructeur, la solitude révèle des dimensions insoupçonnées de richesse et de créativité. Une solitude qui permet de "faire l'expérience du silence intérieur".

Le format dictionnaire se révèle un choix éditorial particulièrement judicieux pour appréhender un sujet aussi multiforme. Plutôt que d'imposer une progression logique contraignante, l'auteure privilégie une approche en mosaïque qui respecte la nature complexe et contradictoire de son objet d'étude. Chaque notice éclaire un aspect particulier de l'expérience solitaire, créant un ensemble où s'entremêlent confidences personnelles, citations littéraires, observations psychologiques et témoignages, parfois bouleversants. Cette mosaïque est adaptée à la nature du vécu solitaire : fragmenté, changeant, impossible à saisir dans son intégralité. La constellation d'auteurs et de penseurs convoqués impressionne par sa diversité et sa pertinence. Hermann Hesse côtoie Jean Giono, Jacqueline Kelen dialogue avec Maître Eckhart, dans un concert de voix qui ont toutes explorées les territoires de l'intériorité. La présence particulièrement émouvante de Christian Bobin, disparu pendant la rédaction de l'ouvrage, apporte l'intime à cet échange qui devient méditation.

L'évocation du "saut ardent vers l'intérieur" cher au maître rhénan Eckhart annonce l'une des lignes directrices essentielles du livre : la solitude envisagée comme voie d'accomplissement spirituel. Marie de Hennezel ne se contente pas de réhabiliter cette expérience ; elle en fait un territoire de mutation personnelle et de révélation de soi. Cette approche mystique, rejoint des préoccupations très actuelles concernant la nécessité de se recentrer dans un univers de stimulations incessantes. La solitude devient alors un acte de résistance face à la dispersion moderne, un retour aux sources authentiques de l'être. L'originalité de la démarche réside particulièrement dans cette capacité à tisser constamment des liens entre l'intime et le collectif, entre l'expérience personnelle et les enjeux sociétaux. Paradoxalement, ce dictionnaire de la solitude accorde une place centrale à l'empathie et au souci d'autrui, démontrant que l'apprentissage de la solitude constructive ne nous éloigne pas du monde mais nous permet au contraire d'y habiter plus authentiquement. Seule une véritable maîtrise de sa propre solitude autorise une rencontre genuine avec l'autre.

L'actualité brûlante de ces réflexions résonne avec une intensité particulière dans notre contexte démographique en mutation. Face au vieillissement accéléré de la population française, où près d'un tiers des citoyens aura dépassé soixante ans en 2030, la question de la solitude revêt une urgence sociale indéniable. Mais Marie de Hennezel refuse de la réduire à un simple problème sanitaire ou social. Elle y discerne également une opportunité d'enrichissement personnel et de croissance spirituelle, proposant une alternative rafraîchissante aux approches purement médicalisées du mal-être contemporain.

L'ouvrage n'édulcore aucunement les aspects les plus sombres de l'isolement. L'auteure affronte sans détour la réalité des solitudes subies, des abandons douloureux, des détresses les plus profondes. Mais sa démarche vise constamment la transformation, la recherche de voies de résilience et de reconstruction. Cette approche témoigne d'un humanisme profond qui refuse de réduire l'être humain à ses seules fragilités et mise sur ses capacités de rebond et de croissance.

Les illustrations d'Alain Bouldouyre ajoutent une dimension visuelle qui enrichit considérablement l'expérience de lecture. Ces créations graphiques, probablement empreintes de la même délicatesse que le texte, accompagnent harmonieusement la méditation et lui confèrent une dimension esthétique supplémentaire.

Le "Dictionnaire amoureux de la solitude" constitue finalement une invitation pressante à la réconciliation : réconciliation avec une dimension de nous-mêmes souvent redoutée, réconciliation avec des expériences incontournables de l'existence, réconciliation avec une sagesse ancestrale trop fréquemment négligée. En ces temps d'incertitude et de bouleversements sociaux, l'ouvrage de Marie de Hennezel fournit des ressources inestimables pour naviguer sereinement dans les eaux parfois agitées de la modernité.

La solitude volontaire, loin de constituer l'ennemie de notre humanité, peut en représenter l'une des expressions créatrices. Il nous révèle que maîtriser l'art d'être seul constitue peut-être l'un des apprentissages les plus précieux qui soient, non pour nous isoler du monde mais pour mieux l'habiter.

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