Du monastère au phalanstère : une archéologie de la modernité ecclésiale
Dominique Iogna-Prat,
Editions Beauchesne, 2025, 384 p.
Avec Du monastère au phalanstère, Dominique Iogna-Prat nous livre bien plus qu'une simple compilation de ses travaux antérieurs : il propose une véritable archéologie intellectuelle de la modernité occidentale, dont les racines plongent profondément dans l'ecclésiologie médiévale. Cette démarche originale, qui mène de l'analyse des structures monastiques aux utopies socialistes du XIXe siècle, révèle les continuités souterraines entre l'organisation communautaire médiévale et les projets de transformation sociale moderne. L'ouvrage s'inscrit dans une perspective de longue durée qui fait écho aux travaux de Max Weber sur l'éthique protestante, mais en remontant plus loin dans l'histoire pour saisir les matrices ecclésiologiques de la rationalisation occidentale.
Le titre même de l'ouvrage annonce l'ambition théorique de l'auteur : tracer une généalogie qui relie l'institution monastique médiévale aux communautés utopiques du XIXe siècle, révélant ainsi les permanences structurelles de l'imaginaire communautaire occidental. Cette approche s'appuie sur une érudition remarquable, nourrie par plus de quarante années de recherches sur l'Église médiévale, et trouve son unité dans une interrogation constante sur les processus de formation de la modernité européenne.
Trajectoire intellectuelle et formation d'un regard
L'une des originalités de cet ouvrage réside dans la place accordée à la dimension autobiographique, comme élément méthodologique essentiel. Dominique Iogna-Prat retrace sa formation d'historien, ses origines franco-italiennes, son enfance dans l’Anjou aux racines chrétiennes vives où la paroisse est lieu de socialisation, puis sa spécialisation dans l'étude des écrits des abbés de Cluny, en passant par sa rupture avec l'Église catholique de son enfance. Cette démarche réflexive n'est pas anecdotique : elle révèle comment l'expérience personnelle de la "civilisation paroissiale" des Trente Glorieuses a nourri son questionnement scientifique sur les formes historiques de l'institution ecclésiale.
Cette position d'« insider-outsider » lui confère une acuité particulière pour saisir les mécanismes de fonctionnement de l'institution ecclésiale.
L'ouvrage témoigne de l'influence déterminante de plusieurs figures marquantes de l'historiographie française. Georges Duby, d'abord, qui lui enseigne "l'art de faire de l'histoire en écrivant comme un écrivain" et lui offre les outils pour transformer l’étude de l’organisation ecclésiale comme objet de sciences sociales. Pierre Legendre, ensuite, dont L'Amour du censeur révolutionne sa compréhension de la "dimension bureaucratique de la dogmatique chrétienne". Michel Foucault, enfin, dont les cours au Collège de France l'initient aux analyses du pouvoir et de l'institution.
Cette formation éclectique permet à Iogna-Prat de développer une approche originale qui articule histoire sociale, anthropologie historique et sociologie des religions. Sa méthode consiste à partir de l'analyse "microscopique" d'un corpus documentaire précis (les sources clunisiennes, les textes du pseudo-Denys l'Aréopagite) pour en élargir la compréhension "macroscopiques" sur les modes évolutions des structures sociales occidentales.
Architecture de l'ouvrage et cohérence d'ensemble
Ce livre « du monastère au phalanstère » s'organise en trois parties qui correspondent aux trois dimensions de l'analyse : l'exploration de la communauté, l'examen des fondements théoriques de la hiérarchie ecclésiale, et l'étude des territoires de l'Église.
La première partie, "Sur le chantier de l'Église", pose les bases méthodologiques et historiographiques de la recherche : conception de l'histoire comme "chantier" de la dimension collaborative de la recherche historique.
La deuxième partie, "Penser l'Église, penser la société après le pseudo-Denys l'Aréopagite", constitue le cœur théorique de l'ouvrage. Elle examine les fondements intellectuels de la hiérarchie ecclésiale et sociale, révélant l'influence décisive du corpus dionysien sur la pensée médiévale. Cette section démontre comment les concepts forgés par le pseudo-Denys l'Aréopagite au Ve siècle ont structuré durablement les représentations occidentales de l'ordre social.
La troisième partie, "Les territoires de l'Église", explore la dimension spatiale et territoriale de l'institution ecclésiale à travers l'étude de la notion de "terre sainte". Cette analyse révèle comment l'Église médiévale a développé une conception sacralisée de l'espace qui préfigure la future territorialisation du politique.
Deux chapitres peuvent illustrer cette démarche : l’influence du pseudo-Denys l’Aeropagite sur la compréhension de la hiérarchie ecclésiale puis sociale, et l’émergence du concept de réforme grégorienne au XIXe siècle
Le pseudo-Denys l'Aréopagite : matrice de la hiérarchie occidentale
L'ouvrage analyse la réception du corpus dionysien en Occident. Iogna-Prat démontre comment un mystérieux théologien néoplatonicien syrien du Ve siècle, est confondu au Moyen Âge avec le disciple de saint Paul et d’autre part avec l’évêque Denys Evangélisateur de Paris. Ce pseudo Denys l’Aeropagite a profondément marqué la pensée occidentale en fournissant les cadres conceptuels pour comprendre l'organisation de l'Église et de la société.
Cette confusion, orchestrée par l'abbé Hilduin de Saint-Denis vers 840, confère au corpus une autorité apostolique considérable qui explique son influence majeure sur la pensée médiévale. L'auteur retrace minutieusement les étapes de cette transmission, depuis les premières traductions carolingiennes jusqu'aux synthèses scolastiques, en passant par l'œuvre décisive de Jean Scot Érigène.
C’est ainsi que l’on peut observer l'émergence du vocabulaire hiérarchique, véritable révolution sémantique des VIII-IXe siècles. Le terme "hiérarchie", absent du grec ancien et du Nouveau Testament, constitue une invention du pseudo-Denys qui transforme radicalement les représentations de l'ordre social. Cette innovation conceptuelle permet de penser l'organisation de l'Église et de la société selon un modèle cosmologique unifié qui articule céleste, terrestre et humain.
Iogna-Prat démontre comment cette "déferlante des qualifications hiérarchiques" transforme progressivement l'ecclésiologie médiévale. L'apparition de titres comme "archevêque" et "archidiacre" vers 800, la multiplication des "archimandrites" monastiques, et le développement des primaties métropolitaines témoignent de l'influence massive du modèle dionysien sur l'organisation ecclésiastique.
Le pseudo-Denys propose une théorie unifiée qui articule cosmologie néoplatonicienne et enseignements scripturaires selon trois mouvements cosmiques correspondant à trois modes d'appréhension du divin : circulaire (théologie mystique), hélicoïdal (théologie discursive), et droit (théologie symbolique).
Cette "loi de divinité" impose une dynamique hiérarchique de remontée par degrés du créé vers l'Incréé, du multiple vers l'Un. Elle fournit un cadre théorique unifié pour penser les "harmonies communes au céleste, au terrestre et au cœur humain", permettant l'articulation d'une cosmologie, d'une sociologie et d'une psychologie chrétiennes. Cette hiérarchie influencera l’évolution de la perception du pouvoir royal et laisse des traces jusqu’à nos jours dans un régime présidentiel qui a difficulté à se percevoir dans la relation démocratique et parlementaire.
Archéologie du concept historiographique de réforme grégorienne
L'une des contributions originales de l'ouvrage concerne l'analyse de l'invention moderne du concept de "réforme grégorienne". Iogna-Prat démontre avec une érudition remarquable comment cette notion, apparemment médiévale, constitue en réalité une création du XIXe siècle français, élaborée dans le contexte des débats post-révolutionnaires sur la place de l'Église catholique dans la société moderne.
Cette archéologie révèle comment le pape médiéval Grégoire VII (1073-1085) devient progressivement une figure emblématique pour diverses sensibilités politiques et intellectuelles du XIXe siècle. Des catholiques contre-révolutionnaires aux socialistes utopiques, en passant par les libéraux, chaque courant réinterprète la figure du pape réformateur selon ses propres préoccupations.
Cette "grégoriomania" révèle les mécanismes complexes de construction rétrospective du passé médiéval. Joseph de Maistre prophétise que Grégoire VII sera reconnu comme l'un des "véritables génies constituants de l'Europe". Henri Saint-Simon célèbre le "génie théologique" d'Hildebrand et voit dans sa papauté l'apogée du christianisme. François Guizot révolutionne l'image traditionnelle en faisant du pape un "réformateur par la voie du despotisme", comparable à Charlemagne ou Pierre le Grand.
Cette réhabilitation traverse tout l'éventail politique : Edgar Quinet voit en Grégoire VII un précurseur révolutionnaire, "l'homme d'un 93 spirituel" ; Jules Michelet interprète la période grégorienne comme un moment essentiel dans l'avènement de l'esprit ; Auguste Comte fait du pape "le plus noble génie du catholicisme moderne". Cette diversité des appropriations révèle la plasticité du référent médiéval face aux enjeux contemporains.
Séparation grégorienne et religion industrielle
L'analyse iogna-pratienne révèle comment la "séparation grégorienne" - distinction entre spirituel et temporel - devient centrale dans les systèmes de reconstruction sociale des années 1820-1850. Les saint-simoniens et les positivistes y trouvent un modèle pour penser l'organisation rationnelle de la société industrielle naissante.
Pierre Musso identifie trois "bifurcations" dans la genèse de la religion industrielle : le monastère (temps grégorien), la manufacture (1600-1750), et l'usine-entreprise (monde globalisé). Cette généalogie révèle comment la réforme grégorienne représente une première révolution industrielle accomplie dans les monastères, préfigurant les transformations modernes.
Ainsi, l'ouvrage d'Iogna-Prat apporte plusieurs contributions majeures à l'historiographie médiévale et moderne. La perspective de longue durée qui mène "du monastère au phalanstère" éclaire d'un jour nouveau les continuités entre organisation communautaire médiévale et utopies sociales modernes, révélant les matrices ecclésiologiques de la rationalisation occidentale.
Innovations méthodologiques
L'approche iogna-pratienne se distingue par plusieurs caracgtéristiques méthodologiques. L'articulation entre analyse "microscopique" et conclusions "macroscopiques" permet de révéler les logiques profondes, L'usage de l'autobiographie intellectuelle comme outil méthodologique révèle les conditions sociales de production du savoir historique et l'approche interdisciplinaire, qui articule histoire, sociologie, anthropologie et théologie, permet de saisir dans toute sa complexité l'objet "Église" comme réalité sociale totale. Cette méthode évite l'écueil de l'histoire purement institutionnelle pour révéler les logiques symboliques et les représentations qui sous-tendent l'organisation ecclésiale.
Contribution aux débats contemporains
L'ouvrage d'Iogna-Prat apporte une contribution originale aux débats contemporains sur les origines de la modernité occidentale. En révélant les matrices ecclésiologiques de la rationalisation sociale, il complète et nuance les analyses wébériennes sur l'éthique protestante. La démonstration de l'influence du corpus dionysien sur la formation des représentations hiérarchiques éclaire d'un jour nouveau les processus de différenciation sociale en Occident.
L'analyse de l'invention moderne de la "réforme grégorienne" contribue également aux réflexions contemporaines sur les usages politiques du passé et les mécanismes de construction des traditions nationales. Elle révèle comment le référent médiéval peut servir de ressource symbolique pour légitimer des projets politiques modernes.
L'étude de l'invention moderne de la "réforme grégorienne" révèle avec finesse les mécanismes de construction rétrospective du passé médiéval, contribuant à la fois à l'histoire de l'historiographie et à la compréhension des usages politiques du Moyen Âge. La perspective de longue durée qui mène "du monastère au phalanstère" éclaire d'un jour nouveau les matrices ecclésiologiques de la rationalisation occidentale.
Au-delà de ses apports scientifiques, l'ouvrage témoigne d'une démarche intellectuelle exemplaire qui articule rigueur érudite et ambition théorique. L'usage réflexif de l'autobiographie intellectuelle comme outil méthodologique, l'approche interdisciplinaire qui évite les cloisonnements disciplinaires, et la capacité à révéler les logiques profondes qui relient développements doctrinaux et transformations sociales font de ce livre un modèle d'histoire totale.
En révélant les continuités souterraines entre l'organisation communautaire médiévale et les utopies sociales modernes, Iogna-Prat nous invite à repenser les rapports entre tradition et modernité, révélant comment le passé ecclésial nourrit encore nos imaginaires politiques contemporains. Cette archéologie de la modernité ecclésiale constitue une contribution majeure à la compréhension des fondements historiques de la civilisation occidentale.
L'ouvrage s'impose ainsi comme une référence incontournable pour tous ceux qui s'intéressent aux processus de formation de la modernité européenne, aux rapports entre religion et société, et aux continuités de longue durée qui structurent l'imaginaire occidental. Il témoigne de la vitalité de l'école historique française et de sa capacité à renouveler notre compréhension du passé médiéval pour éclairer les enjeux contemporains.
Ouvrages principaux de Dominique Iogna-Prat
- Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure : Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam, 1000-1150, Paris, Aubier, 1998, 508 p.
- Dominique Iogna-Prat, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge (v. 800-v. 1200), Paris, Éditions du Seuil, 2006, 683 p.
- Dominique Iogna-Prat, Cité de Dieu, cité des hommes. L’Église et l’architecture de la société, Paris, Presses universitaires de France, 2016, 504 p.
- Dominique Iogna-Prat. la bonne fortune moderne d'un pape médiéval : Grégoire VII et la "Réforme Grégorienne" au XIX e siècle. Dans I Matthieu et Th Pécout, dir. Un Moyen Age en partage. Hommage à Jean Michel Matz, Rennes, RUR, 2024, p 31-40.
Ouvrages complémentaires cités par l'auteur
- Denys l'Aéropagite : Y de Andia, dir., Denys l'Aéropagite et sa postérité en Orient et en Occident, Paris, 1997 (Coll. Etudes Augustiniennes, série Antiquité, 151).
- A. faivre. Naissance d'une hiérarchie. Les premières étapes du cursus clérical. Edition Beauchesne, Paris, Théologie historiques, n° 40, 1977.
- L Dumont. Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Edition Gallimard, Paris, Coll. Tel n° 39, 1979.
-Ch de Miramon. L'invention de la réforme grégorienne : Grégoire VII au XIXe siècle entre pouvoir spirituel et bureaucratisation de l'Eglise. Revue d'histoire des religions, 2019, 236/2, p283, 315.
Ouvrages patrimoniaux
- Denys l'Aéropagite. La hiérarchie céleste. Editions du Cerf, Coll. Sources chrétiennes 2006, SC 58, 230 p.
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- Denys l'Aéropagite. Les noms divins. Editions du Cerf, Coll. Sources chrétiennes 2016, SC 579, 458 p.