À travers son dernier ouvrage « Hardi les doux ! », fr Jean Thomas de Beauregard o.p., dominicain de la province de Toulouse, licencié canonique en théologie et en philosophie offre une méditation sur la douceur chrétienne, à la croisée de la théologie et de la philosophie politique et morale.
Le propos est donc placé sous le signe de l’audace -le titre en est l’annonce, car face à l’adversité, la colère ou la contrariété, il est tout simplement toujours plus facile de « tourner les talons » que de chercher à maintenir la relation avec l’autre, sans brutalité ni violence. Il y a donc une audace à soutenir la nécessité de la douceur, quand il semblerait plus simple et surtout plus efficace de faire autrement. La douceur demande courage, force d’âme et ouverture à la grâce. C’est la thèse de ce livre qui, plus qu’un éloge est une exhortation à la pratique de la douceur.
Il va donc sans dire que l’ouvrage est un plaidoyer pour vivifier et affirmer les vertus chrétiennes dans un contexte global, où la dérégulation des modes de vie occidentaux, accentués par l’essor également dérégulé des technologies digitales à l’échelle mondiale a pour conséquence l’avènement de l’individualisme et du relativisme. Ces deux phénomènes socio-politiques nouveaux qui caractérisent, entre autres, la post-modernité, entraînent les personnes et les communautés humaines dans le cercle vicieux de la solitude qui est désespérance et violence faite à soi-même comme à l’autre, jusqu’à saper dans les sociétés occidentales ses fondements démocratiques. L’individualisation de masse est une division de masse qui est une expression contemporaine des ténèbres.
Il fallait naturellement à notre auteur une méthode et un parcours pour exposer à son lecteur en quoi la douceur est ancrée dans la foi chrétienne et surtout comment la douceur chrétienne est cette attitude paradoxale qui pour faire le bien s’articule avec la force, qui n’est ni accaparement de l’autre, ni violence, ni emprise perverse. Le chrétien, sur sa ligne de crête qui est ligne de vie, puise la force de vivre l’intranquillité dans la paix, qu’il reçoit de Dieu, par sa relation à Dieu.
C’est pourquoi la première partie de l’ouvrage s’attache à révéler la manifestation de la douceur dans les trois personnes du Dieu trinitaire, le Père, le Fils et le Saint Esprit. L’auteur y expose et soutient la révélation de la douceur du Père, dans une pédagogie divine, non exempte de la manifestation de la colère dont il examine les ressorts et les attributs, pour dévoiler l’unique Parole, celle de son Fils, Jésus-Christ, tout entier au service du Salut des hommes et obéissance au Père, qui est écoute intime de la volonté du Père. C’est donc par le Verbe et par l’Exemple, le Logos, Jésus le Christ, son Fils unique, que Dieu a révélé l’étendue de son amour par l’expression de sa douceur d’être et d’agir dans une relation tenue jusqu’au bout avec l’homme incrédule, dans le grand silence de la Passion et la violence de la mort sur une croix. C’est le cœur de la démonstration théologique. La parole et le geste de Jésus sont fermes et librement assumés. L’autorité naturelle de Jésus fait force de loi surnaturelle -que l’homme ne sait qualifier ou dire, mais qui annonce le commandement nouveau. L’homme pressent sans y croire vraiment, ni toujours le comprendre, qu’au fond, Dieu est profondément bon. Tels sont déjà dès les premiers versets de la Bible, l’enseignement du Livre de la Genèse. Cette bonté est une douceur qui est, sans mièvrerie, l’expression de la force et de la justesse de l’harmonie, qui procède d’un mouvement trinitaire avec l’intervention du Saint Esprit qui « souffle là où il veut » et dont chaque chrétien porte l’empreinte par l’onction.
Cette approche par la théologie fondamentale, même si on peut en questionner certaines expressions et certains raisonnements particulièrement anthropomorphistes de Dieu, permet d’asseoir la réflexion de l’auteur, dans le dernier tiers de l’ouvrage sur une théologie morale. Cette dernière partie vise à actualiser dans la vie du chrétien les conséquences des attributs du dogme trinitaire, dont la démonstration a été faite au préalable par l’auteur que la douceur en est une vertu constitutive. Comme elle semble vraisemblablement et malheureusement un peu trop enfouie aujourd’hui, il convient de la relever en la révélant à la clarté du grand jour.
En effet, c’est à ce moment-là de l’ouvrage que nous réalisons pleinement que la douceur invite au temps long -particulièrement démodé aujourd’hui, profond, subtil et fragile autant qu’elle doit être inspirée par un acte de volonté qui prend la décision de l’orientation de la relation à soi-même comme à l’autre, avec grande fermeté. L’auteur nous le rappelle avec un pertinent détour par l’éthique des vertus chez Aristote qui est exercice et pratique, convoquant persévérance et patience, indispensable à développer dans l’éducation de chaque citoyen, sur qui reposera l’harmonie de la Cité. À cet acte de volonté, qui est éducation à la relation à l’autre, la foi chrétienne enseigne la confiance en Dieu, au tout Autre, et fait sortir l’homme du piège de l’autodétermination. Autrement dit, sans le concours de la grâce divine, la vertu de la douceur tomberait vite en désuétude. C’est peut-être ce qui se passe quand Dieu se trouve mis en exil dans nos sociétés…
Nous relèverons dans cette deuxième grande partie de l’ouvrage dédié à l’actualisation du propos dans nos vies, des réflexions intéressantes sur le chemin de sainteté quand l’auteur réconcilie par un pertinent recours à la psychologie humaine, la loi de gradualité énoncée par le pape Jean-Paul II et la loi du seuil développée par frère Pie-Raymond Régamey o.p. Nous aurions aimé toutefois quelques approfondissements de propos peut-être trop rapidement exprimés, sur le poids des pensées kantienne et luthérienne dans le développement des sociétés contemporaines et leurs conséquences dans le rapport que les sociétés post-modernes entretiennent avec la morale universelle. Nous retiendrons néanmoins, et pour finir, quelques références éclairantes à la vie de saints comme saint François de Sales ou sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, dont l’intranquillité de leur vie chrétienne intensément vécue, désigne bien la tension entre la force et la douceur, pour que jamais la force ne devienne violence, et la douceur mièvrerie qui serait insulte au juste souffrant.
C’est pourquoi à rebours des courants dominants, faire l’effort de se souvenir quand notre cœur se durcit de la nécessité d’appeler la force de l’Esprit de douceur, et laisser agir la grâce n’est jamais inutile. Faire venir l’Esprit créateur et l’Esprit de sainteté, voilà en en quoi ce livre est salutaire.