INDOCILE : LE PARCOURS D'UNE FEMME LIBRE
"J'ai longtemps écrit l'histoire des autres mais à un moment de ma vie, j'ai pensé que je pouvais faire mon égo-histoire pour mettre de l'ordre dans mes idées et mes souvenirs." Avec ces mots, Esther Benbassa nous introduit à "Indocile", une autobiographie qui transcende le simple récit personnel pour devenir une réflexion profonde sur l'identité, l'exil et l'émancipation. Cette universitaire renommée, ancienne sénatrice et intellectuelle engagée, nous invite à découvrir son parcours singulier, de sa naissance à Istanbul en 1950 jusqu'à ses combats politiques et intellectuels en France.
Une odyssée entre trois mondes
Le titre "Indocile" cristallise l'essence même de ce récit. "La désobéissance, je l'ai choisie très tôt," confie-t-elle. Cette indocilité s'est manifestée dès son enfance - elle ne parle pas jusqu'à quatre ans, peut-être en réaction à la pluralité des langues pratiquées dans sa famille. À Istanbul, dans une famille juive de la moyenne bourgeoisie, elle refuse déjà le destin tracé pour les femmes de sa génération : "Je n'ai pas accepté de continuer les traditions de la vie en Orient : se marier avec un bon parti, s'occuper des tâches ménagères, faire des enfants."
Son parcours géographique dessine une construction identitaire complexe : Istanbul la cosmopolite, où elle vit jusqu'à quinze ans ; Tel-Aviv où elle émigre en 1965 avec sa famille ; puis Paris qu'elle choisit comme terre d'adoption en 1972. Ces trois villes symbolisent les différentes strates de son identité plurielle : Juive sépharade descendant d'une famille expulsée d'Espagne en 1492, éduquée dans des écoles catholiques françaises, devenue citoyenne française par choix et par mariage. Cette trinationale (turque, israélienne, française) incarne une forme de citoyenneté du monde qu'elle résume ainsi : "Je suis une cosmopolite, je ne me sens bien, finalement, que dans les aéroports."
Une enfance entre solitude et découvertes
L'autobiographie dévoile une enfance marquée par la solitude et l'introspection. Enfant unique, née avant terme et fragile, elle grandit surprotégée mais émotionnellement isolée : "Je vivais d'ordinaire enfermée dans notre maison avec mes belles poupées." Sa relation avec sa mère, Ventoura, est complexe : "J'ignore si elle m'aimait, mais elle accomplissait ses devoirs de femme au foyer et de mère." Cette mère, qui avait connu la pauvreté et travaillé dès l'âge de six ans dans une manufacture de cigarettes, voulait pour sa fille un destin différent.
Un épisode marquant de son enfance révèle déjà son caractère rebelle : à cinq ans à peine, elle désobéit à sa mère en ouvrant la porte de l'immeuble à des enfants tsiganes, puis les suit jusque dans leur quartier où elle passe la nuit. "Je n'étais probablement pas très heureuse chez moi," commente-t-elle sobrement. Ce goût précoce pour l'ailleurs et la transgression des frontières sociales préfigure son parcours ultérieur.
La quête identitaire à travers les langues
Les langues jouent un rôle fondamental dans sa construction identitaire. Dans sa famille, on parlait le judéo-espagnol, cette langue que ses ancêtres avaient emportée après leur expulsion d'Espagne en 1492, mais aussi le grec entre ses parents "pour que je ne comprenne pas ce qu'ils se racontaient." À l'école maternelle, elle ne savait pas encore parler le turc.
Plus tard, l'apprentissage du français devient un vecteur d'émancipation. Sa mère lui répétait l'importance "d'apprendre le français pour devenir une femme indépendante." Ce conseil maternel, qu'elle qualifie elle-même de forme d'"indocilité", l'accompagnera tout au long de son parcours. La langue française devient pour elle non seulement un outil de communication, mais une véritable clé d'accès à la liberté.
Aujourd'hui, son rapport aux langues reste complexe : "Je pense dans toutes ces langues... Lorsque nous nous retrouvons autour d'une table avec les amis d'antan ou avec les membres de notre famille, nous parlons avec des bouts des langues que nous pratiquons... Une sorte de patchwork de langues."
Une historienne au service de la mémoire
Son cheminement intellectuel s'ancre profondément dans son histoire personnelle. Du CAPES de lettres modernes à la direction d'études à l'École pratique des hautes études (EPHE), en passant par le CNRS, Esther Benbassa transforme sa quête identitaire en vocation scientifique : "J'ai essayé de transformer la nostalgie en science."
Elle consacre ses recherches à l'histoire des Juifs sépharades d'Orient, ce monde qui fut celui de ses ancêtres. "J'ai publié un nombre important d'ouvrages, traduits en différentes langues, sur cette histoire," précise-t-elle, devenant ainsi la gardienne et la passeuse d'une mémoire collective souvent méconnue. Sa grand-mère paternelle, Esther, fille de rabbin et "femme savante", semble avoir été une inspiration dans cette voie.
Un regard lucide sur le conflit israélo-palestinien
Son expérience en Israël façonne profondément sa vision politique. Arrivée à Jaffa en 1965, elle côtoie la bourgeoisie palestinienne qui envoyait ses enfants dans les écoles françaises. Cette proximité lui permet de développer une perspective nuancée sur le conflit israélo-palestinien : "J'ai connu ces Palestiniens et leur manière de vivre. Maintenant, je ne peux pas admettre ce conflit qui continue."
Elle évoque avec lucidité le choc ressenti face "à la manière de se comporter des employeurs israéliens envers leurs travailleurs arabes" et comprend plus tard que cette attitude "dérivait d'une vision coloniale de leur place sur l'échiquier social et économique." Sa position est claire : "Séparer ces peuples par des murs est une illusion de paix." Elle plaide pour des solutions concrètes : "créer un État palestinien à côté d'Israël, ou un État binational, ou une confédération."
Entre fidélité et liberté
La fidélité émerge comme un thème central de son récit, non comme soumission mais comme éthique personnelle : "La fidélité est ce qui me tient debout. Je suis fidèle à mes convictions, à ma liberté, aux amis, aux proches..." Pour cette historienne, "la fidélité commence par la fidélité aux documents, aux archives."
Sa relation au judaïsme illustre cette tension entre fidélité aux origines et liberté de pensée. Se définissant comme "une juive athée", elle entretient un rapport distancié mais respectueux avec la tradition. Les fêtes juives ont rythmé son enfance, créant "un calendrier qui encadrait la vie de tous les jours et nous reliait à notre communauté." Aujourd'hui, elle s'appuie sur "une éthique personnelle qui lui sert de boussole."
Une écriture pudique et directe
Le style d'écriture d'Esther Benbassa mérite d'être souligné. Elle-même le définit comme "pudique" plutôt que nu : "J'aime la clarté et la beauté dans une langue sans trop d'ornements... Les froufrous linguistiques éloignent le lecteur de l'essence du livre et empêchent le dialogue."
Cette pudeur n'empêche pas la sincérité, notamment lorsqu'elle évoque la difficulté de l'exercice autobiographique : "Ce n'est pas sans douleur qu'on écrit une autobiographie. Descendre dans les profondeurs de soi n'est pas une tâche facile." Sa réticence face à la nostalgie illustre cette même retenue : "Je n'allais quand même pas évoquer ma nostalgie dans une autobiographie. Je n'aime guère les pleurnicheries."
Un témoignage qui résonne avec notre époque
"Indocile" dépasse largement le cadre de l'autobiographie pour questionner des enjeux contemporains essentiels : l'identité, l'exil, la mémoire, la coexistence entre les cultures. À la question "où est le chez-soi ?", elle répond avec finesse : "Le 'chez soi' est d'abord un exercice mental. Je me sens bien à peu près partout... Hélas, notre vrai chez nous est dans notre tête et dans nos émotions, on voyage avec..."
Si certains lecteurs peuvent regretter que l'auteure n'approfondisse pas davantage certains épisodes controversés de sa carrière politique, notamment son exclusion du groupe écologiste en 2021 (qu'elle évoque brièvement en mentionnant avoir "payé le prix fort" pour sa désobéissance), "Indocile" reste un témoignage précieux sur un parcours exceptionnel qui éclaire notre compréhension des enjeux contemporains liés à l'identité, à l'intégration et au vivre-ensemble.
En définitive, "Indocile" est bien plus qu'une autobiographie. C'est un plaidoyer vibrant pour l'émancipation, la liberté de penser et le dialogue entre les cultures, porté par une femme qui a fait de son expérience personnelle un véritable laboratoire de réflexion sur notre monde contemporain. Un livre essentiel pour comprendre comment la richesse d'un parcours individuel peut nourrir une pensée universelle et comment, selon les mots mêmes de l'auteure, "quand on n'a plus la foi, reste pour se sauver la fidélité."