Insurrection des particularités

Chantal Delsol
Edition du Cerf
Emmanuel Morucci
23 avril2025
Relecture :
Gilles Berrut
Essai
Philosophie
Temps de lecture :
1
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Insurrection des particularités

Chantal Delsol

Editions du Cerf, 2025

Voilà un livre solide qui tombe fort à propos dans cette actualité tendue où les sociétés occidentales voient le renversement des règles et alliances instituées depuis la seconde guerre mondiale. C’est un ouvrage puissant et sans détour, particulièrement bien documenté, avec des références sont nombreuses et étayées. Chantal Delsol ouvre les questionnements philosophiques nécessaires à la construction de notre pensée et, de fait, nous aide à saisir les complexités de notre monde, où la raison semble s’effacer devant la dictature des sentiments et des passions.

Chantal Delsol est une philosophe et écrivaine, fondatrice de l’institut Hannah Arendt et membre de l’Académie des sciences morales et politiques. Elle est l’auteure de nombreux livres tels que « La fin de la chrétienté » (Cerf, 2021), « Le crépuscule de l’universel » (Cerf, 2020) ou « Les pierres d’angles » (Cerf, 2014).

L’auteure livre une réflexion sur le déclin de l’universalisme occidental et l’avènement du populisme aux États-Unis et en Europe. Elle affirme, « l’homme moderne part du principe qu’il n’y a pas d’anthropologie, ou peut-être, seulement, celle que nous construisons au jour le jour et qui va changer demain au gré de nos nouvelles exigences. L’humain se construit lui-même à la demande » (p 13)

Dès le titre le lecteur sait qu’il s’embarque dans la découverte d’un ouvrage de philosophie politique qui fera date, tant l’analyse des enjeux contemporains est perspicace et ouvre l’esprit aux questionnements. Déjà, il bouleverse nos certitudes. Chantal Delsol parle de particularités et non pas de particularismes. La nuance peut paraître fine mais l’une traite des traits spécifiques d’une personne tandis que l’autre aborde les attitudes et comportements d’un groupe social ou culturel. Ainsi, « l’universel est remplacé par le particulier, et l’universalisme par le particularisme » (p 8).  L’utilisation du mot insurrection est lui aussi lourd de sens. Ce concept puissant difficile à manier sous-entend l’idée d’un soulèvement à objectif politique qui appelle à un changement radical.  Si nous en sommes là vers quoi allons-nous ?

Tout l’ouvrage tourne autour de l’idée centrale que dans les sociétés occidentales, l’universel se fait supplanter par une imposition des particularités. Delsol introduit l’idée d’une fin des grands principes fondés sur les Droits de l’Homme au profit d’un individualisme exacerbé et des revendications identitaires. Tout au long de l’ouvrage on retrouve les ingrédients d’une morale postmoderne productrice de particularités. Parmi d’autres questions elle interroge : Quid de la méritocratie ? Elle l’affirme : la morale postmoderne est la productrice de particularités.  L’effondrement des idéologies, de la religion, des repères culturels entraînent un relativisme généralisé ou la vérité devient plurielle et où la laïcité est désormais considérée par certains comme un concept colonialiste, construit pour opprimer les spécificités religieuses (p 41).

L’autrice souligne que l’Occident, historiquement attaché à des valeurs universelles offre la vision d’un affaiblissement de la démocratie et des Droits de l’Homme. Elle dépeint un monde empreint de nihilisme, une absence du sens fondamental à la vie et à la dignité de la personne ; et un relativisme où  les valeurs et la morale sont dépendants, selon des points de vue personnels, de circonstances particulières.

Mais, souligne-t-elle, la morale et le droit prennent leur source dans les mœurs et les convictions d’un peuple et non pas d’une volonté qui vient d’en haut. Le sociétal précède le juridique. Ainsi, elle ouvre ce champ psychosociologique : « Si en 2025 notre législation légalise l’euthanasie et le suicide assisté ce sera parce que nos mœurs le légitiment. Les lois morales comme juridiques ne se voient retournées que parce que les mentalités aspirent à ce retournement ». Ce faisant, « l’individu, désormais, énonce des principes qui ressemblent à ceux de la morale universelle » (p 61).  

Plus loin, elle traite l’idée que dans la société occidentale postmoderne débarrassée ses anciennes vertus (religion, laïcité, etc…) l’avidité va si loin qu’elle finit par devenir une fin en soi, sans la médiation des biens concrets....tout est valeur marchande. La beauté, le sens, tout cela est superflu avertit-elle, « l’argent ne sert qu’à produire de l’argent » (p 207). Cela retentit dans l’actualité ambiante.

Dans ce libéralisme sans frontière qui produit, ce qu’elle appelle, un « chaos-monde », la notion de bien commun disparaît tout comme celles de cultures ou encore les acquis des Lumières.  « Il faut les minimiser, en diminuer l’importance, pour valoriser ce qui est commun à tous les humains, les émotions, les instincts, la quête de la santé et du bonheur, la volonté individuelle de réussite et de reconnaissance » (p 247). Comment dès lors faire société ? Comment construire de la cohérence lorsque les discours sont contradictoires mais considérés comme autant d’affirmations authentiques dans l’expression de représentations où genre, cultures et identités se diluent ? Dans ce monde les valeurs matérielles prennent le pas sur les valeurs humaines et spirituelles dans une confusion entre « être » et « avoir ». Dans ce tableau complexe chacun avance sa propre vérité.

En guise de conclusion

L’actualité nous le prouve quotidiennement les enjeux sont nombreux et nouveaux et Chantal Delsol en produit une analyse très fine s’appuyant sur le constat du déclin de l’universel qui laisse le champ libre à un essor des particularismes. Ainsi, l’ouvrage terriblement critique mais ouvert à la réflexion nous éclaire sur les défis contemporains et les mutations successives de notre société occidentale où se transforment les paysages intellectuel, culturel et politique.

Notre credo sociétal, politique, religieux était d’assurer le bien commun. Mais nos sociétés se sont mises à l’écoute de chaque particularité, à répondre à l’exigence de chaque minorité et la majorité doit s’adapter. Par clientélisme électoral, le politique cherche à capter leurs votes. On le sait, en sociologie, les stratégies politiques se s’élaborent autour et par les minorités.  Leur rôle est immense. Par le règne du moi et la mise en cause du monde commun nous assistons, souvent silencieusement ou par indétermination, à un changement de paradigme où les porteurs de particularités sont reconnu comme des acteurs politiques part entière. Delsol dans sa conclusion s’inquiète pour les générations à venir : « est-ce là le monde que nous vous laissons »

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