Un regard inédit sur l'encyclopédie collaborative
Michel Sandrin, ancien contributeur assidu de l'encyclopédie libre, s'est distingué par ses interventions régulières dans plusieurs publications prestigieuses - Le Point, Le Figaro, Marianne - où il tire la sonnette d'alarme concernant l'infiltration militante croissante au sein de la plateforme. Son coauteur, Victor Lefebvre, apporte une expertise journalistique solide, forgée notamment au Figaro puis chez Factuel. Ensemble, ils signent cette enquête fouillée sur ce qu'ils considèrent comme les « dérives de l'encyclopédie libre ».
L'originalité de cette investigation tient largement au parcours personnel de Sandrin. Pendant quinze années, sous l'identité numérique « Michel1961 », il a participé activement à l'enrichissement de la plateforme avant de subir un bannissement définitif - sanction qui, paradoxalement, lui confère aujourd'hui une légitimité particulière pour décortiquer les rouages internes de cette machine collaborative.
L'architecture du livre reflète une approche méthodique. Les premiers chapitres dressent un état des lieux technique, explorant la sociologie particulière des contributeurs ainsi que les mécanismes de validation différée qui caractérisent le modèle wikipédien. La seconde moitié de l'ouvrage, baptisée « Quand Wikipédia déraille », constitue le cœur de l'argumentation critique des auteurs.
Une oligarchie masquée derrière l'apparente démocratie
L'un des apports les plus saisissants de cette enquête concerne la véritable démographie wikipédienne. Contrairement aux représentations communes, la participation effective s'avère extrêmement concentrée. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : parmi les plus de cinq millions de comptes enregistrés sur la version française, seuls 0,32% maintiennent une activité régulière. Cette concentration numérique révèle une réalité bien éloignée du mythe démocratique souvent associé au projet.
Plus troublant encore, l'ancienne présidente de Wikimédia France évoque l'existence d'un « noyau dur » d'à peine 100 à 150 individus qui exercent un contrôle effectif sur l'orientation générale de l'encyclopédie. Cette configuration oligarchique remet fondamentalement en question l'idéal participatif originel.
Au cœur de la démonstration figure ce que les enquêteurs nomment la « querelle des sources ». Leur analyse révèle une asymétrie flagrante dans l'évaluation de la fiabilité journalistique. D'un côté, des publications ouvertement militantes comme StreetPress bénéficient du label « source secondaire fiable ». De l'autre, des titres conservateurs tels que Valeurs actuelles se voient relégués dans la catégorie « extrême droite », rendant leur utilisation quasi impossible. Cette hiérarchisation traduit, selon les auteurs, une logique où une information erronée issue d'un média progressiste l'emporte sur une donnée vérifiée provenant d'un organe de droite.
Trajectoires croisées des enquêteurs
Cette collaboration marque une première pour ce duo d'auteurs. L'expérience de Lefebvre dans l'investigation journalistique s'est notamment cristallisée lors de son travail sur "Les derniers jours de Samuel Paty" (Plon, 2023), enquête minutieuse sur l'assassinat du professeur d'histoire-géographie. Cette compétence dans le décryptage des mécanismes institutionnels transparaît dans la rigueur méthodologique appliquée à l'analyse des dysfonctionnements wikipédiens.
L'évolution intellectuelle de Sandrin mérite attention. Ses premières publications, consacrées aux voies navigables bourguignonnes dans les années 1990, témoignaient d'une approche technique et descriptive. Sa reconversion en observateur critique de l'écosystème numérique marque une mutation significative, celle d'un praticien devenu théoricien de sa propre expérience.
Forces et faiblesses de l'analyse
Qualités indéniables
L'insider knowledge de Sandrin constitue indéniablement l'atout majeur de cette investigation. Sa familiarité avec les arcanes wikipédiens confère une authenticité rare aux analyses proposées. La documentation s'appuie sur des éléments concrets - extraits de discussions internes, captures d'écran, chronologies détaillées - qui renforcent la crédibilité du propos.
L'équilibre critique mérite également d'être souligné. Loin de verser dans une condamnation systématique, les auteurs reconnaissent explicitement que Wikipédia demeure « l'outil de connaissance le plus efficace de la Toile ». Cette nuance les préserve de l'écueil de l'antiwikipédisme primaire tout en légitimant leur démarche corrective.
Limites méthodologiques
Cependant, plusieurs biais fragilisent la démonstration. L'approche reste largement anecdotique, s'appuyant massivement sur l'expérience personnelle de Sandrin - contributeur évincé dont la subjectivité peut colorer l'interprétation des faits. La sélection des exemples, bien qu'étayée, semble parfois orientée pour valider une thèse préconçue plutôt que pour offrir un panorama exhaustif.
L'analyse sociologique pèche par sa superficialité. Capucine-Marin Dubroca-Voisin, ancienne dirigeante de Wikimédia France, relativise d'ailleurs la centralité des biais politiques en soulignant que « les biais liés au genre sont beaucoup plus importants que les biais politiques ». Cette perspective alternative n'est pas suffisamment explorée par les enquêteurs, qui privilégient le prisme idéologique gauche-droite.
Enfin, l'ouvrage demeure largement descriptif sans proposer de solutions opérationnelles concrètes. L'appel final au « retour à la neutralité » reste programmatique sans expliciter les modalités pratiques d'une telle évolution.
Portée et limites de la contribution
Cette enquête apporte un éclairage précieux sur les enjeux de gouvernance d'un outil devenu incontournable dans l'écosystème informationnel contemporain. Elle interroge légitimement les risques d'accaparement d'une ressource théoriquement commune par des minorités organisées.
Toutefois, l'analyse gagnerait en profondeur en s'inscrivant dans une réflexion plus large sur l'économie politique de la connaissance numérique. Les tensions révélées dépassent le cadre wikipédien pour questionner les modalités démocratiques de production collaborative du savoir à l'ère digitale.
Malgré ses imperfections méthodologiques, l'ouvrage formule une préoccupation légitime concernant la préservation de l'idéal encyclopédique face aux pressions militantes contemporaines. Il constitue une contribution utile au débat public sur la neutralité informationnelle, enjeu stratégique de nos démocraties numériques.