

Timothée de Rauglaudre, né en 1996, est un journaliste indépendant qui a déjà publié plusieurs ouvrages, fruits de ses enquêtes, dont le premier, Premières de corvée (2019), rend hommage aux travailleuses domestiques, oubliées du militantisme féministe. Il signe ici un essai de philosophie politique, explicitement anticapitaliste, centré sur une enquête au sein de la vie monastique, tant dans sa dimension historique que dans son actualité.
Dix lieux de vie monastique lui ont ouvert leurs portes : les bénédictins d’En Calcat et de Saint Wandrille, les clarisses de Cormontreuil, les bénédictines de Jouarre et de Vanves, la communauté de Taizé, les moniales dominicaines de Chalais, les trappistes de Soligny, les carmélites de Frileuse et les cisterciens de Lérins. De nombreux témoignages de moines et moniales jalonnent l’ouvrage, dans un va-et-vient permanent avec des exemples concrets d’expériences politiques.
La thèse principale de l’auteur tient dans ces quelques mots : quelque chose de politique (au sens de l’organisation de la cité) se joue dans le silence des monastères. Le terme utopie, inventé au XVIème siècle, vient du grec ou-topos, c’est-à-dire non-lieu, nulle-part. Au sens propre, une utopie n’est pas un lieu idéal mais un lieu qui a pour fonction de montrer qu’un ailleurs est possible et qu’il est partiellement déjà là (p. 29). En cela, cette notion rejoint celle d’eschatologie chez les croyants (p. 247) : le Royaume de Dieu est déjà là aujourd’hui mais pas encore pleinement.
L’ouvrage est divisé en trois parties. La première met en lumière le fait que les monastères sont en quelque sorte hors du monde. Notons que l’auteur a vécu ce retrait au cours de séjours dans les monastères dont il parle. Mais cette fuga mundi n’est pas une rupture totale avec ce qui n’est pas chrétien, comme le pense l’auteur américain Rod Dreher qui s’intéresse aussi à la vie monastique et dont notre auteur ne partage pas les opinions (p. 27, p. 182 et p. 259-261). Dans cette partie, on voit aussi se dessiner les liens que la vie monastique a pu entretenir avec les formes que l’utopie a pris au cours de l’histoire, d’abord en littérature, puis en pratique avec la création d’espaces alternatifs dès de XIXème siècle. Dans les monastères se vit une gratuité et une unification du temps dans la recherche d’une communion entre les moines ou entre les moniales, très loin des exigences d’efficacité du monde moderne (ex : longueur des réunions du chapitre, rythme des offices morcelant le temps mais mettant tout le monde sur un pied d’égalité). La règle détermine les relations du monastère avec le monde, sans dresser une frontière imperméable (exemple de l’accélération, d’internet).
Dans la deuxième partie, l’auteur s’intéresse à la dimension de communion présente dans la vie monastique, et montre en quoi elle peut inspirer une vie sociale désireuse de plus d’horizontalité.
Sous l’aspect du gouvernement d’abord : l’auteur montre que le refus de toute verticalité voue les mouvements de contestation à l’impossibilité de transformer le monde. L’autorité est au service de tous, et l’obéissance est mutuelle. Le chapitre, le conseil, sont des contre-pouvoirs qui manifestent que l’intérêt collectif prime sur l’intérêt propre de chacun.
Ensuite sous l’aspect des biens matériels : tout est mis en commun dans la vie monastique, comme dans la première communauté chrétienne du livre des Actes des Apôtres. Ce chapitre est un des lieux où l’auteur établit un parallèle entre le monachisme et le communisme, dans la mesure où ce dernier serait dissocié de sa version athée et totalitaire. Dans les monastères, il s’agit de trouver la joie ailleurs que dans le matériel (p. 120).
Enfin sous l’aspect du travail : le souci des personnes prime sur le souci de la performance (p. 142), avec une nette recherche de l’unité du corps et de l’esprit. Là, notre auteur montre le parallélisme, ou même la parenté, entre le monachisme et les réflexions, entre autres, de Simone Weil et de Dorothy Day.
La troisième partie aborde la force de résistance qui émane des monastères face à quatre défis contemporains : l’accueil de l’étranger, l’écologie, la paix et la justice. L’auteur s’appuie ici beaucoup sur les écrits du célèbre Thomas Merton. Le dernier chapitre explore les modes de résistance à l’injustice portés par la vie monastique, dans un équilibre entre lutte et contemplation.
La foi qui fait tenir la vie monastique et la joie spontanée qui s’y vit, non programmatique, sont comme le point d’orgue de cet essai. L’auteur invite à envisager le monastère, si difficile à imiter sans être cependant une société parfaite réservée à une élite, comme une source d’inspiration parmi d’autres, « apte à dissiper la noirceur des cieux et à nous rapprocher doucement d’une aurore joyeuse. » (p. 284)
Sans doute, les lecteurs qui ne partagent pas les opinions politiques de l’auteur seront en désaccord avec quelques-uns des exemples d’initiatives sociétales, mais, dans ce travail de recherche, il est remarquable de constater la concordance de la pensée générale de notre auteur avec l’enseignement de l’Église, qui parle de « la dictature d’une économie qui tue » (Evangeli gaudium, cité dans Dilexi te). Par ailleurs, une moniale ne peut qu’admirer le travail bibliographique réalisé, ainsi que le résultat de cette enquête qui, après quelques séjours et entretiens, et malgré quelques rares imprécisions, montre un visage de la vie monastique proche de la réalité qui se vit sur le long terme dans les monastères. Parmi les défis contemporains de la troisième partie, on pourrait s’interroger sur l’absence de la question du numérique. L’auteur montre bien que les monastères ne sont pas imperméables à ce qui se vit dans le monde : internet est présent d’une façon ou d’une autre dans les monastères. Mais cette révolution du numérique, somme toute très récente au regard de l’histoire du monachisme, trouve son origine dans le monde, et la vie monastique dans son ensemble n’a sans doute pas encore trouvé de révolution à opérer en retour !
Au-delà de la simple recherche politique, cet essai prend à la fin la tournure et la profondeur d’un témoignage de foi, cette foi qui n’a d’autres armes que celles de l’amour (p. 280) et qui est source de joie (p. 283). Témoignage de la foi des moines et moniales auxquels Timothée de Rauglaudre donne voix par cet ouvrage, mais aussi son propre témoignage de foi, implicite dans tout le livre mais explicite dans les dernières pages, sans apologétique ni prosélytisme, conformément à son propos de « s’adresser à un lectorat le plus large possible » (p. 274).