La figure de Pierre explorer à travers une approche intertextuelle et typologique, tel est le sujet de cette thèse de théologie.
Son auteur, Alban Cras, Prêtre de la Fraternité-Saint-Pierre, est professeur au séminaire international Saint-Pierre de Wigratzbad, en Allemagne. Il est l’auteur de « La symbolique du vêtement dans la Bible » (Ed. du Cerf), et de nombreux articles. Il affirme être à l’école du frère Philippe Lefebvre dans ce travail sur saint Pierre.
L'auteur commence par établir sa méthode de recherche, soulignant l'importance de l'intertextualité pour comprendre comment les textes bibliques dialoguent entre eux, particulièrement entre l'Ancien et le Nouveau Testament.
Il rappelle que l'intertextualité étudie comment un texte est en lien avec un autre. Pour la Bible, cela signifie examiner comment un texte ultérieur, du Nouveau Testament, fait référence à un texte antérieur, de l’Ancien Testament, et comment cette référence enrichit ou révèle le sens. Cette méthode est celle de Jésus Lui-même à la synagogue de Nazareth (Lc 4,16-30), ou auprès des compagnons d’Emmaüs (Lc 24, 27). Selon l’expression du bibliste R. Meynet : « les textes bibliques parlent entre eux, mais c'est à voix basse la plupart du temps, il faut prêter l’oreille pour les entendre". Le Nouveau Testament est tissé à partir de l'Ancien. La Constitution dogmatique Vatican II, Dei verbum, précise que « les livres de l'Ancien Testament sont "intégralement" repris dans le Nouveau Testament ».
Cette méthode dessine un mode d'intertextualité qualifié de "typologique", c’est-à-dire portant sur les figures qui sont reprises, opposées, entrechoquées, car leur rapprochement est significatif. La typologie est d’abord et surtout « christocentrée ». Mais elle peut concerner aussi des personnes gravitant autour de Jésus, tel que l’apôtre Pierre, offrant ainsi des perspectives nouvelles de compréhension de son rôle dans l'accomplissement des Écritures.
Cette étude s’ouvre sur une explication de l’intertextualité et de la typologie, méthodes utilisées pour l’’exploration de la figure de Pierre. L'analyse se poursuit par la recension du portrait de Pierre selon les quatre Évangiles. Matthieu le présente comme un personnage important mais ambivalent, Marc insiste sur sa déconstruction puis reconstruction par Jésus, Luc-Actes développe sa mission universaliste, tandis que Jean explore sa difficulté à suivre le Christ.
Le cœur de l'ouvrage se concentre sur trois versets de Matthieu 16,17-19, se structurant ensuite sur trois mode de description de place de pierre : le prophète Jonas, la fondation du nouveau Temple (parallèles avec Abraham, Jacob, Moïse et Josué) et "Le Grand Prêtre" (rapprochement avec Aaron).
Cette "pétrologie" biblique dévoile finalement une théologie de Pierre, figure de l'unité qui s’élargit à ses missions universelle, ecclésiale et sacerdotale.
Simon, fils de Jonas : Un parallèle théologique révélateur
La mention "Simon, fils de Jonas" en Matthieu 16,17 pourrait sembler anodine, mais elle révèle en réalité une profondeur théologique remarquable. Placée à un moment hautement stratégique, juste après la confession de Pierre reconnaissant Jésus comme le Christ, cette filiation condense à la fois l'identité et la mission du premier des apôtres.
Joel Anderson explique que Jésus pose ainsi une question cruciale : les disciples comprennent-ils et acceptent-ils le "signe de Jonas" ou demeurent-ils aveugles comme les Pharisiens ? Marc utilise l'image de l'aveugle "deux fois guéri" pour montrer que Pierre voit Jésus comme Messie, sans encore voir clairement. Matthieu choisit la référence explicite à Jonas.
Pierre comme Jonas sont récalcitrants à fuient leur mission. Jonas refuse d'aller prêcher à Ninive, Pierre s'enfuira lors de l'arrestation de Jésus. Tous deux peinent à accepter Dieu tel qu'il se présente, préférant leurs propres conceptions. Jonas refuse que Dieu pardonne aux païens, Pierre refuse que Jésus lui lave les pieds et meure de façon infamante. Ils sont attachés à la puissance divine mais résistent à sa miséricorde.
Cette résistance nécessite une conversion douloureuse. Comme Jonas précipité au fond de la mer dans le ventre du poisson, Pierre doit traverser une "mort spirituelle" par son reniement avant de retrouver Jésus. Jonas, seul prophète biblique à recevoir deux fois la même mission, préfigure Pierre qui sera appelé en deux temps, son reniement équivalant au refus initial de Jonas.
Le thème de la victoire sur la mort unit également les deux figures. Jonas vit spirituellement une forme de mort et résurrection, privé de Dieu puis le retrouvant. Pierre connaîtra la même expérience : après son reniement, il se jettera à l'eau et retrouvera Jésus. L'universalité du salut constitue un autre parallèle saisissant. Jonas refuse d'abord de prêcher à Ninive, grande ville païenne, comme Pierre hésitera face à Corneille avant son apostolat à Rome.
Claude Lichtert note que Jonas suscite alternativement sympathie et antipathie, réagissant constamment à contretemps. Cette description s'applique parfaitement à Pierre.
Michel-Ange, dans la chapelle Sixtine, saisit cette dimension, en peignant Jonas au plafond, à la verticale de l'autel, avec une dimension plus grande que les autres prophètes, qui pourtant sont considérés comme plus importants que lui. Cette position privilégiée pour un prophète mineur évoque le pouvoir conféré au successeur de Pierre. Jonas figure ainsi le Christ ressuscité mais aussi le Christ juge, rappelant aux successeurs de Pierre qu'ils recevront le pouvoir de juger tout en étant eux-mêmes jugés. Ceci montre clairement que ce rapprochement entre Pierre et Paul était reconnu par l’Église.
Les manuscrits de Qumrân éclairent d'un jour nouveau la question de la transmission du sacerdoce apostolique. Dès les premiers temps de l'Église, cette préoccupation apparaît clairement. Quand Judas disparaît, Pierre estime nécessaire de lui élire un remplaçant, citant un psaume : "qu'un autre reçoive sa charge". Ce terme de "charge" révèle que Judas avait une mission d'épiscope qui devait se transmettre. Le successeur est désigné par tirage au sort, pratique ancienne pour discerner la volonté divine, notamment concernant les devoirs sacerdotaux.
Cette logique de succession se confirme quand les Apôtres imposent les mains à sept hommes pour les consacrer au service. Ce geste, déjà présent dans l'Ancien Testament comme signe de consécration sacrée, trouve son parallèle le plus proche dans la consécration des lévites au "service du Seigneur". Les sept hommes consacrés étaient bien les successeurs des lévites.
Paul et Barnabé reproduisent ce geste en "désignant" des anciens dans chaque église. L'étymologie du verbe grec utilisé confirme qu'il s'agit d'une imposition des mains sur ces presbytres. Timothée lui-même, malgré son jeune âge, avait reçu cette imposition par le collège des presbytres.
La communauté de Qumrân pratiquait des usages similaires. Les surveillants y étaient considérés comme les successeurs du Maître de Justice, lui-même grand prêtre légitime, héritant donc d'un rôle de grand prêtre. Cet exemple répondrait à ceux qui s’interrogent sur Jésus qui n'aurait pas voulu fonder une Église durable.
Pour Benedict Viviano, l'évangéliste Matthieu soutenait probablement la succession de Pierre. À l'époque de la rédaction finale de l'Évangile, Pierre était déjà mort. Le texte aurait eu peu d'importance si aucune incarnation vivante de ce ministère n'avait été prévue.
Le récit de Césarée apparaît ainsi "rempli d'images du sacerdoce et du Temple". Jésus va bâtir le nouveau Temple espéré, et Pierre participera à ce rôle : être la pierre de fondation de ce Temple spirituel. Le thème du nouveau temple conduit logiquement à celui du nouveau sacerdoce et au rôle pastoral de Pierre.
Lorsque Jésus confie à Pierre les clefs du royaume et le pouvoir de lier ou délier en Matthieu 16,19, il lui attribue bien plus qu'une simple autorité administrative. Pierre devient gardien du sanctuaire, à l'image de Jésus nouvel Adam, endossant ainsi une fonction authentiquement sacerdotale comme prêtre au sens originel : gardien et médiateur entre Dieu et les hommes.
Peut-on affirmer que Jésus fait de Pierre un grand prêtre ? Les avis divergent. Les critiques soulignent l'absence des rites traditionnels d'investiture : pas d'onction sacrée, pas de transmission des instruments du sacerdoce, pas de cérémonies consécratoires prescrites par l'Ancien Testament. Pierre n'est pas non plus assigné à un temple particulier.
Cependant, cette objection se heurte à un fait troublant : les évangiles ne sont guère plus explicites concernant Jésus lui-même, dont le caractère sacerdotal paraît pourtant indéniable. L'épître aux Hébreux enseigne que le sacerdoce du Christ, bien qu'immuable et intransmissible, peut faire l'objet d'une participation. Par sa participation à la mission du grand prêtre Jésus, Pierre se trouve logiquement appelé à assumer cette charge sacrée.
Albert Vanhoye observe qu'aucun texte néotestamentaire ne donne aux apôtres un titre sacerdotal explicite, mais que le développement doctrinal met nettement sur la voie d'une compréhension sacerdotale du ministère. Cette discrétion s'explique par la nécessité d'éviter toute confusion avec le sacerdoce de l'ancienne Loi et le risque d'un retour à une conception purement rituelle.
La question de la continuité et de la rupture entre ancien et nouveau sacerdoce reste délicate. Si le ministère apostolique semble davantage prophétique que sacerdotal, une rupture totale paraît excessive. Le Temple ne fut détruit que quarante ans après la mort de Jésus, les apôtres continuaient à y prier, et Paul décrit son ministère en termes liturgiques.
Pierre reçoit une mission impliquant des séparations : ouvrir ou fermer, lier ou délier. Cet aspect rappelle le sacerdoce vétérotestamentaire, dont la fonction principale consistait à "distinguer le sacré du profane, ce qui est impur de ce qui est pur". On observe donc continuité et rupture, la distinction entre Juifs et païens étant abolie.
Joseph Ratzinger refuse une coupure nette avec l'histoire préchrétienne du salut : "le sacerdoce de l'Église est continuation et reprise du sacerdoce de l'Ancien Testament". La grâce ne s'oppose pas à la loi mais l'accomplit.
L'originalité du sacerdoce christique tient en ce qu'il n'offre pas des biens extérieurs mais sa propre souffrance. La véritable opposition se situe entre le sacrifice d'un bien extérieur et le sacrifice de soi. Au cœur du sacrifice spirituel se trouve l'offrande de soi, comme l'illustre la parole de Jésus : "qu'il se renie lui-même, qu'il se charge de sa croix, et qu'il me suive".
Il semble donc possible d'affirmer que Jésus a voulu faire de Pierre son représentant comme grand prêtre de la nouvelle alliance. Cette interprétation, qui reviendra au IIe siècle avec le pape Callixte Ier, trouve en Matthieu 16,19 sa "pierre de fondation", conciliant innovation chrétienne et continuité avec la tradition sacerdotale.
Ce parcours en trois temps (Jonas, Temple/Eglise et Grand Prêtre de la nouvelle alliance), permet de décrire ce que les Écritures nous disent sur une mission de Pierre.
L'étude des trois versets de la réponse de Jésus à Pierre révèle trois balises fondamentales : Jonas, Église, Grand Prêtre. L'Église occupe le centre, encadrée par Jonas et le sacerdoce, symboles de l'universalisme chrétien. La référence à "bariôna" (fils de Jonas) constitue un signal décisif : elle guide Pierre dans les débats opposant Jacques et Paul, incarnant des visions antagonistes du christianisme naissant. Cette filiation indique qu'il faudra veiller au caractère centrifuge de l'Église, ouvrant à tous les portes du royaume avec les clés reçues.
L'Église catholique tend à l'universalité tout en se voulant une, constamment soumise à des forces qui menacent de la faire éclater. En s'étendant, elle doit "retricoter" les cultures et modes de pensée nouveaux avec son message initial, problème délicat que rencontreront Pierre et ses successeurs.
Les trois versets dessinent les futurs "tria munera" de Jésus. Pierre devient prophète (porte-parole de Dieu), roi-berger et prêtre, principal participant au sacerdoce christique. Bruce Henning souligne cette proximité extraordinaire : Pierre est uni à Jésus dans une intimité telle que l'imagerie messianique lui est également associée, tout en maintenant la distinction nécessaire.
Quatre paroles de Jésus à Pierre traversent les évangiles : pêcheur d'hommes (Marc), pierre de fondation (Matthieu), soutien des frères (Luc), pasteur des brebis (Jean). Ces aspects concordent, soulignant l'importance du prince des apôtres. Formulées au futur ou à l'impératif, elles sous-entendent une mission pérenne : tant qu'il y aura des hommes à pêcher, une Église à bâtir, des frères à soutenir.
Pierre incarne l'ambivalence humaine devant Dieu, passant en quelques instants de l'enthousiaste profession de foi au violent rejet de la Passion. Cette ambivalence normale devrait engendrer une profonde humilité, celle que Pierre a apprise dans les larmes. Car on ne peut favoriser l'unité sans humilité, vertu qui relativise les idées personnelles et élargit la réflexion, permettant d'inclure tous les hommes dans l'amour divin.
Analyse
L'ouvrage d'Alban Cras constitue une contribution savante et originale à l'exégèse de Matthieu 16,17-19, révélant des connexions intertextuelles fécondes. Cependant, sa méthode présente des risques de surinterprétation. L'ouvrage ne problématise pas suffisamment les questions de datation de Matthieu et l'influence du contexte post-70 sur la formulation de ces versets. L'arrière-plan historique de la communauté matthéenne mériterait une attention plus critique. L'auteur ne semble pas suffisamment dialoguer avec les positions exégétiques majoritaires qui relativisent l'importance de Matthieu 16,17-19 dans le Nouveau Testament primitif. Les recherches critiques récentes sur la formation tardive de ces versets ne sont pas assez prises en compte.
Cette "pétrologie" biblique, d’Alban Cras reste une étude structurante sur la figure et la mission de Pierre.