Dans son dernier ouvrage La rumeur et l'épître, Chantal Reynier nous offre une lecture particulièrement originale des textes pauliniens à travers le filtre de la communication. Cette bibliste chevronnée, titulaire d'un doctorat du Centre Sèvres et ancienne enseignante des Facultés jésuites parisiennes, s'est imposée comme une référence incontournable des études pauliniennes avec des publications telles que Paul de Tarse (Cerf, 2023) ou encore Saint Paul sur les routes du monde romain (Cerf, 2009). Ici, elle interroge avec acuité les mécanismes par lesquels l'Évangile a circulé dans l'Empire romain du premier siècle.
Une analogie saisissante entre deux époques
Ce qui frappe d'emblée dans cette étude, c'est l'audace de son approche comparative. Chantal Reynier établit des correspondances fascinantes entre nos sociétés saturées d'informations et l'univers du Ier siècle, période où "Rome devient un authentique empire de la parole" grâce au développement des "infrastructures routières terrestres et maritimes favorisant l'essor des échanges épistolaires".
L'auteure pose dès l'ouverture une interrogation centrale : de quelle manière Paul a-t-il su évoluer dans un contexte où proliféraient rumeurs, manipulations et informations erronées, tout en préservant l'intégrité de cette "singulière Bonne Nouvelle de Jésus Christ crucifié" (1 Co 2, 2) ? Cette problématique trouve un écho saisissant dans notre époque marquée par la prolifération des fake news et la manipulation informationnelle.
Un plan d'étude méticuleux structuré en quatre volets
L'organisation de l'ouvrage témoigne d'une approche précise. Le premier volet explore l'environnement communicationnel de l'empire romain, scrutant "les multiples modalités de communication en usage dans l'univers romain" et s'interrogeant sur la nature même de l'Évangile : simple rumeur ou véritable événement ? Reynier démontre comment "Paul s'inscrit dans l'essor de la rhétorique qui caractérise les recherches historiques actuelles".
Le second volet, dédié aux "rumeurs et informations fallacieuses", de centre de l’analyse de l'œuvre. L'auteure y dissèque minutieusement les tactiques de manipulation auxquelles Paul dut faire face, des "charmes et manipulations" exercés par les magiciens jusqu'aux "soulèvements urbains et conspirations". Cette partie révèle combien le message chrétien demeurait exposé aux déformations, aux médisances et aux intimidations.
Les troisième et quatrième sections explorent respectivement les "moyens de communication" et la "multiplicité des soutiens". Reynier y fait preuve de cette "attention spécifique accordée aux aspects historiques, particulièrement ceux touchant à l'existence et au milieu culturel de l'Apôtre", qui caractérise sa démarche scientifique.
Des perspectives théologiques remarquables
L'ouvrage développe plusieurs hypothèses. Premièrement, Reynier affirme que "l'organisation développée par l'Apôtre se perpétue, avec ses faiblesses et ses forces". L'apôtre aurait ainsi édifié un système communicationnel novateur dont nous demeurerions "les bénéficiaires, sans peut-être en avoir conscience".
Par ailleurs, l'auteure souligne la "vulnérabilité du message" évangélique, confié à des "matériaux précaires et périssables" et transmis par des hommes et femmes eux-mêmes imparfaits - réalité que Paul évoque par la métaphore du "trésor contenu dans des récipients d'argile" (2 Co 4, 7). Cette précarité devient paradoxalement une force, puisqu'elle nécessite une adhésion volontaire et personnelle au Christ.
Enfin, Reynier met en évidence la "singularité de la communication" paulinienne qui, contrairement aux pratiques élitistes de l'époque, s'adresse "à l'ensemble de la population, y compris aux illettrés". Cette démocratisation de l'accès à la Révélation représente une véritable révolution dans les pratiques communicationnelles.
Une méthodologie exemplaire
L'approche méthodologique développée par Reynier impressionne par sa solidité. Son "traitement historique demeure substantiel aussi bien du côté de l'auteur que concernant certaines thématiques" et "fait appel, dans la mesure du possible, à la confrontation avec les textes juifs mais principalement avec la littérature païenne de l'époque". Cette démarche comparative apporte un éclairage inédit sur les tactiques pauliniennes.
L'auteure intègre également "l'archéologie maritime et l'historiographie nautique", champs d'expertise qu'elle a cultivés dans ses travaux sur l'univers maritime. Cette transdisciplinarité enrichit substantiellement l'examen des conditions matérielles de l'apostolat paulinien.
Questionnements et axes critiques
Bien que l'ouvrage séduise par son approche novatrice, certains points mériteraient discussion. Les rapprochements constants entre notre époque et le Ier siècle, malgré leur pertinence, frôlent occasionnellement l'anachronisme. De surcroît, l'emphase placée sur les dimensions communicationnelles tend parfois à reléguer au second plan les aspects spécifiquement théologiques et spirituels qui ont à l’évidence permis la transmission du message paulinien.
On peut également regretter que la question de l'authenticité de certaines épîtres (Éphésiens, Pastorales) ne soit qu'esquissée, alors qu'elle pourrait enrichir certaines analyses concernant l'évolution des stratégies communicationnelles pauliniennes.
Une contribution significative
En dépit de ces réserves, La rumeur et l'épître représente un apport considérable aux études pauliniennes. Reynier "resitue l'apôtre dans le contexte historique de son époque, entre Jérusalem, Rome et la diaspora juive" avec "une préoccupation pédagogique marquée et une authentique compréhension de l'Écriture". L'ouvrage ouvre des pistes prometteuses pour saisir comment l'Évangile s'est propagé dans l'empire romain et continue sa diffusion contemporaine.
Cette recherche confirme le statut de Chantal Reynier comme chercheur majeure de l'exégèse paulinienne actuelle, capable d'associer rigueur historique et préoccupations pastorales contemporaines et une culture élargie. La rumeur et l'épître s'établit comme un ouvrage de référence pour tout chercheur s'intéressant aux mécanismes de transmission de la foi chrétienne, dans une perspective diachronique.
