« La Croix n’est pas seulement un symbole de souffrance, mais une ‘science’ par laquelle le chrétien est appelé à sortir de l’étroitesse de sa vie pour grandir dans l’immensité de la vie du Christ. Elle est une force qui donne forme à l’existence, une connaissance expérimentée de Dieu où la compassion pour le Christ crucifié devient la clé du sens plénier de la vie humaine. »[1]
Édith Stein, née en 1891 à Breslau (Allemagne), est une philosophe juive convertie au catholicisme, figure majeure de la phénoménologie. Élève de Husserl, elle devient une penseuse influente, explorant l’empathie et la condition féminine. En 1933, elle entre au Carmel sous le nom de sœur Thérèse-Bénédicte de la Croix, en pleine période de montée du nazisme. Arrêtée en 1942 en raison de ses origines juives, elle meurt à Auschwitz la même année, est canonisée en 1998 comme martyre et proclamée sainte patronne de l’Europe en 1999. Dans son œuvre, on note en particulier Phénoménologie et philosophie chrétienne (1929) et, publié à titre posthume en 1950, La Science de la Croix – méditation sur la souffrance et la rédemption, inspirée de Jean de la Croix. Édith Stein allie philosophie et spiritualité, marquant la pensée chrétienne moderne.
Alexandre Scaggion est docteur en théologie et en droit, vice-recteur de l’Institut Catholique de Paris où il enseigne, à la faculté de théologie, la théologie spirituelle. Il est spécialiste de la pensée d’Édith Stein à laquelle il a consacré plusieurs études. Dans la collection Patrimoine, les éditions du Cerf rendent aujourd’hui accessible son travail de thèse soutenu en 2024, La science de la Croix comme forme de la vie chez Édith Stein.
Dans le livre La théologie mystique d’Edith Stein d’Alexandre Scaggion, on est immédiatement saisi par une interrogation qui nous touche : dans un monde où la technique domine et où l’humain semble souvent perdu entre excès et vide, comment retrouver un sens à notre existence ? C’est cette question, à la fois intime et universelle, que l’auteur explore à travers la figure d’Édith Stein.
Alexandre Scaggion ne se contente pas d’analyser La Science de la Croix, il en révèle la puissance comme réponse à notre époque désorientée. L’idée centrale ? La Croix n’est pas seulement un symbole religieux, mais une "force qui façonne la vie", une expérience vécue qui éclaire l’être humain dans ce qu’il a de plus profond. Pour Edith Stein, comme le souligne Scaggion, il ne s’agit pas d’une théorie, mais d’une réalité concrète : "On ne peut vraiment comprendre la Scientia Crucis qu’en en portant le poids", écrivait-elle à sa prieure. Cette phrase, citée par l’auteur, résume à elle seule l’enjeu : une connaissance qui ne se contente pas de rester abstraite, mais qui transforme celui qui l’embrasse.
Ce qui frappe dans ce livre, c’est la manière dont Scaggion montre comment Édith Stein, ancienne disciple d’Edmund Husserl (1859-1938), le fondateur de la phénoménologie, a su allier rigueur philosophique et profondeur mystique. Elle utilise cette source philosophique pour décrire avec précision l’expérience spirituelle. Mais c’est dans le dialogue avec saint Thomas d’Aquin et la tradition mystique – notamment Denys l’Aréopagite – qu’elle trouve les mots pour exprimer l’ineffable. Alexandre Scaggion met en lumière cette approche : une pensée qui refuse les oppositions stériles entre raison et foi, entre intellect et cœur.
L’un des apports majeurs de l’ouvrage est de montrer que, pour Stein, la Croix n’est pas une soumission résignée, mais une participation active vers une "force rédemptrice", une énergie qui libère et unit en même temps. Scaggion développe cette idée avec finesse, en s’appuyant sur les textes de Jean de la Croix qu’Édith Stein a étudiés toute sa vie. La Croix devient alors le lieu où la liberté humaine rencontre la grâce divine, où l’individu trouve sa pleine dimension en s’ouvrant aux autres.
L’auteur excelle particulièrement quand il aborde la notion de compassion. Pour Edith Stein, ce n’est pas une simple émotion, mais la structure même d’une vie accomplie. "L’homme doit perdre sa forme de créature pour revêtir celle de la divinité", écrit Henri Suso, une citation que Scaggion reprend pour illustrer cette métamorphose intérieure. La compassion, dans cette perspective, est une manière d’être au monde, une "architecture de l’existence", comme le formule joliment l’auteur.
On apprécie aussi la façon dont Scaggion replace cette pensée dans son contexte historique. Stein, qui a vécu l’ascension du nazisme et en a été victime, voit dans la Croix une force de résistance contre toute idéologie qui méprise la dignité humaine. Son engagement, ses prises de position courageuses – comme cette lettre au pape Pie XI dénonçant "le culte de la race et de l’État" – prennent ici tout leur relief. La Croix n’est pas un refuge, mais un appel à agir, à transformer la société à la lumière de l’Évangile.
Le style de Scaggion est clair, sans jargon inutile, ce qui rend le livre accessible, même à ceux qui ne sont pas familiers avec la théologie. Les transitions sont naturelles, les exemples bien choisis, et les citations de Stein toujours pertinentes.
En définitive, La Théologie mystique d’Édith Stein est bien plus qu’un essai académique. Certains passages sont passionnants, par exemple sa description historique de ce qu’est la théologie mystique dans les prolégomènes (p 11-47). C’est une invitation à redécouvrir une penseuse dont la voix résonne avec une surprenante actualité. Dans un monde où beaucoup cherchent désespérément du sens, Édith Stein, à travers le regard de Scaggion, nous rappelle que la réponse se trouve peut-être là où on ne l’attend pas : dans l’acceptation lucide de nos limites et dans l’ouverture à une transcendance et dont la Croix est paradoxalement un projet de Vie.
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