L'âme du grégorien

Xavier Accart
Edition du Cerf
Gilles Berrut
10/06/2025
Relecture :
Spiritualité
Arts et culture
Témoignages
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L'âme du grégorien. Entretiens avec Louis-Marie Vigne

Xavier Accart,

Éditions du Cerf, juin 2025,

Avec "L'âme du grégorien", Xavier Accart, né en 1971, journaliste, écrivain et historien des idées et éditeur-conseil aux éditions du Cerf depuis 2016, livre un témoignage précieux sur l'art grégorien à travers les entretiens qu'il a menés avec Louis-Marie Vigne (1953-2022), organiste de formation et fondateur du Chœur Grégorien de Paris en 1974. Cet ouvrage constitue le testament spirituel d'une figure majeure du renouveau grégorien contemporain.

Une rencontre providentielle et un témoignage d'exception

L'ouvrage s'ouvre sur un récit simple et émouvant de la rencontre entre l'auteur et Louis-Marie Vigne, survenue dans des circonstances quasi providentielles près du musée Guimet à Paris. Cette introduction personnelle révèle d'emblée la méthode de transmission du grégorien que privilégiait Vigne : celle de la relation humaine directe, « de personne à personne, d'âme à âme ». Le témoignage d'Accart sur leurs semaines saintes passées ensemble à l'abbaye de Fontfroide nous ouvre à la dynamique d'apprentissage du grégorien par Louis-Marie Vigne qui intégrait la dimension communautaire et fraternelle.

Les idées essentielles : fonctionnalité liturgique et anthropologie du chant

Le cœur de l'ouvrage réside dans l'approche que développe Vigne du grégorien, qu'il refuse de considérer comme « une musique de fond propice au vagabondage de l'âme » ou un simple « objet d'étude pour musicologue ». Sa thèse centrale affirme que le grégorien tire sa valeur de « sa formidable capacité à nous faire participer au mystère chrétien en vertu de sa fonctionnalité liturgique ».

L'influence des travaux de Marcel Jousse, anthropologue et jésuite qui avait enseigné à l'École pratique des hautes études, nourrit cette réflexion. Vigne montre comment le grégorien s'inscrit dans les procédés de mémorisation orale, passant par le corps dont le chant est une expression particulière. Cette méthode mnésique est celle de la Palestine au temps du Christ, où l'enseignement rabbinique passait par la « rythmo-mélodie » pour permettre l'assimilation corporelle de la Parole.

La notion de mélisme occupe une place centrale : ces « méditations sonores » permettent selon Vigne « une introduction de l'infini dans des paroles finies », modifiant la conscience du temps et rendant possible l'expérience d'une contemporanéité avec le mystère eucharistique. Ce point est particulièrement bien mis en valeur dans ce livre. Bien que cette variation sur une voyelle soit une notation bien connue de l'écriture neumatique, Vigne montre que c'est le moyen de rompre avec l'idée métrique de la mesure et du temps, et de donner place à une autre dimension, favorable à la vie spirituelle.

Une perspective historique éclairante

Le troisième chapitre offre une synthèse historique sur la genèse du grégorien, fruit de la rencontre entre les traditions gallicanes et romaines sous les Carolingiens (753-830). La « synthèse romano-franque » constitue pour Vigne l'acte de naissance musical de l'Europe, thèse qu'il développait également dans son livre "Un chant grégorien, what else ?"

L'auteur souligne avec pertinence le paradoxe post-conciliaire : alors que Vatican II confirmait dans *Sacrosanctum Concilium* que « l'Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine », sa pratique s'éteignait partout, y compris dans les ordres religieux.

Xavier Accart reste discret sur ce sujet, mais on peut rappeler que l'abbaye de Solesmes a été l'artisan de la redécouverte des partitions à travers l'ensemble de l'Europe et de la formalisation des hypothèses sur le rythme. Après Vatican II, Paul VI a chargé cette abbaye d'être le garant de la continuation de l'office grégorien dans la cohérence avec le concile Vatican II. Ce capital unique a permis la reconstruction d'une réflexion post-conciliaire sur ce sujet.

Situation dans l'œuvre d'Accart

Cet ouvrage s'inscrit naturellement dans le parcours intellectuel d'Accart, diplômé de l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence et docteur en sciences religieuses de l'École pratique des hautes études. Spécialiste de l'histoire intellectuelle, notamment de René Guénon, et auteur d'ouvrages sur la liturgie ("Comprendre et vivre la liturgie", 2009-2015) et la spiritualité ("L'Art de la prière", 2022), Accart confirme ici sa capacité à rendre accessibles les questions théologiques et spirituelles les plus complexes.

Qualités et limites

Les qualités de l'ouvrage sont indéniables : la clarté pédagogique d'Accart permet de saisir les enjeux anthropologiques et spirituels du grégorien sans formation musicale préalable. Le style fluide et la structure claire (itinéraire biographique, approche anthropologique, histoire, aperçus liturgiques) facilitent la lecture.

La dimension testimoniale constitue la force principale du livre : on y perçoit l'humanité profonde de Vigne, sa « bienveillance », sa « simplicité » et cette « humilité si naturelle qu'elle passait inaperçue ». Les anecdotes sur la collaboration avec Olivier Messiaen ou les souvenirs de Fontfroide donnent chair à un enseignement qui pourrait paraître abstrait.

Cependant, le caractère oral des entretiens génère parfois des approximations que l'auteur reconnaît lui-même. L'absence de références bibliographiques précises et de notes critiques limitent la portée scientifique de l'ouvrage. On regrette également que certains développements théoriques mériteraient un approfondissement, notamment sur la question délicate de l'adaptation du grégorien aux langues vernaculaires, abordée avec une conclusion définitive.

Un témoignage nécessaire

"L'âme du grégorien" constitue néanmoins un document essentiel pour comprendre le renouveau grégorien contemporain incarné par Vigne et le Chœur Grégorien de Paris. Au-delà de la transmission d'un savoir technique, l'ouvrage révèle une spiritualité liturgique authentique et une vision cohérente de l'art sacré comme service du mystère chrétien. Dans un contexte de crise liturgique, ce témoignage d'un maître disparu en 2022 garde toute sa pertinence pour nourrir la réflexion sur l'avenir du chant sacré en Occident.

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