L'audace de la fraternité

Jean Paul Vesco
Edition du Cerf
Rédigé par :
Gilles Berrut
23 octobre 2025
Relecture :
Ecclésiologie
Spiritualité
Témoignages
Temps de lecture :
1
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L'audace de la fraternité

Jean Paul Vesco

Edition du cerf, 2025,182 p.

L’audace de la fraternité : quand Jean-Paul Vesco bouscule les certitudes

Le Jean-Paul Vesco signe une sorte de manifeste pour la fraternité. Ce livre est  à la fois intime et politique, où se mêlent récit de vie et réflexion théologique.

Il commence par un échange à cœur ouvert sur son parcours hors norme — de l’avocat lyonnais au dominicain, de l’évêque d’Oran au cardinal d’Alger — avant de colliger des textes engagés qui trouvent ici une résonance nouvelle par le fait d’être réuni en seul écrit. Son message est clair : face à un monde fracturé par les égoïsmes et les replis identitaires, la fraternité n’est pas une douce utopie, mais une nécessité vitale, une « révolution » sans laquelle ni la paix ni l’avenir de l’humanité ne sont envisageables.

Une pensée ancrée dans le réel

Ce qui est remarquable, c’est la manière dont Vesco ancre sa réflexion dans le concret. Son expérience algérienne, marquée par les cicatrices de la guerre civile et par la coexistence quotidienne avec l’islam, nourrit une conviction inébranlable : la fraternité ne se décrète pas, elle se vit. Elle ne se limite pas aux cercles chrétiens, mais doit embrasser toute personne « digne de foi », quelles que soient ses croyances (p. 60). Pour lui, cette fraternité « plurielle » — expression qu’il reprend à plusieurs reprises — est le seul antidote aux divisions qui rongent nos sociétés. Il s’appuie sur des figures comme Charles de Foucauld ou le pape François, mais aussi sur des rencontres personnelles, des visages, des histoires, pour montrer que le dialogue n’est pas une abstraction, mais une pratique exigeante, parfois âpre, toujours essentielle.

L’auteur interpelle ainsi l’Église elle-même, l’appelant à se réformer en profondeur, pour laisser place à une Église « simple et fraternelle », où laïcs et femmes auraient leur place. Une Église synodale, où les décisions se prennent ensemble, dans l’écoute et l’humilité. Ces idées, il les avait déjà défendues dans Tout amour est indissoluble (2015), où il osait questionner la doctrine sur les divorcés remariés, ou dans L’amitié (2017), où il explorait les liens qui unissent les êtres au-delà des frontières religieuses. Ici, il va plus loin, en proposant un nouveau modèle de gouvernance ecclésiale, fondé sur la confiance et la transparence.

Un style direct, une voix singulière

Le ton de Vesco est celui d’un homme qui n’a pas peur des mots. Pas de jargon théologique abscons, pas de discours lissé : une parole franche, parfois provocante, toujours accessible. Il assume ses contradictions, ses doutes, ses colères même. Quand il évoque les « fraternités claniques » qui enferment plutôt qu’elles n’ouvrent (p. 55), ou quand il dénonce les « postures surplombantes » qui étouffent la vraie rencontre (p. 25), on sent pointer l’avocat qu’il a été, rompu à l’art de l’argumentation, mais aussi le dominicain, habitué à mettre les pieds dans le plat pour mieux éveiller les consciences. Son écriture, vivante et imagée, évite soigneusement l’écueil du moralisme. Au contraire, elle séduit par sa sincérité, comme lorsqu’il confie que la fraternité, loin d’être un long fleuve tranquille, est souvent un chemin semé d’embûches, où les malentendus et les résistances sont légion.

Les forces du livre : un équilibre rare entre idéal et pragmatisme

La grande force de L’audace de la fraternité réside dans son refus de l’idéalisme naïf. Vesco ne se contente pas de rêver d’un monde. Il propose des pistes concrètes : des lieux de dialogue, des initiatives locales, une écoute attentive à l’autre dans sa singularité. Son approche est à la fois spirituelle et profondément politique. Quand il parle de l’accueil des migrants, par exemple, il ne tombe ni dans l’angélisme (« accueillons tout le monde ! ») ni dans le réalisme cynique (« c’est impossible »). Il invite plutôt à un changement de regard : et si, au lieu de voir des « problèmes » à gérer, nous voyions des visages, des destins, des frères et sœurs en humanité ?

De même, son plaidoyer pour une Église plus ouverte n’est pas un vœu pieux. Il s’appuie sur des expériences vécues, comme la béatification des dix-neuf martyrs d’Algérie en 2018, ou son amitié avec des responsables musulmans, pour montrer que la fraternité n’est pas une théorie, mais une pratique quotidienne, faite de petits pas et de gestes concrets.

Quelques réserves, cependant…

Si le livre enthousiasme, il laisse aussi quelques questions en suspens. Vesco, par exemple, effleure à peine les tensions doctrinales que soulève sa vision d’une fraternité « sans frontières ». Comment concilier l’universalisme chrétien et le respect des différences religieuses sans tomber dans un relativisme flou ? Comment éviter que la synodalité ne devienne un simple mot à la mode, vidé de sa substance ? Autant de défis qu’il aurait pu creuser davantage.

Par ailleurs, la structure même de l’ouvrage — un mélange d’entretien et de textes préexistants — peut dérouter. Certains chapitres, très percutants, côtoient des passages plus inégaux, comme si l’ensemble peignait à se trouver une unité véritable. Enfin, son optimisme, bien que contagieux, peut sembler un peu trop facile face à la complexité des crises actuelles, qu’elles soient géopolitiques ou internes à l’Église.

Pourquoi ce livre compte

Malgré ces limites, L’audace de la fraternité est un livre important. À une époque où les discours de haine et les replis identitaires gagnent du terrain, Vesco rappelle que la fraternité n’est pas une option, mais une urgence. Son appel résonne d’autant plus fort qu’il vient d’un homme qui a mis ses pas dans ceux de ses idées : en Algérie, en tant qu’évêque puis cardinal, il a incarné cette fraternité audacieuse dont il parle. Et c’est peut-être là la vraie originalité de ce livre : il ne se contente pas de dire ce qu’il faut faire, il montre comment le faire, à travers une vie entière consacrée à la rencontre.

En définitive, Vesco nous offre bien plus qu’un essai. Il nous tend un miroir. À nous de décider si nous sommes prêts à y regarder notre propre visage — et celui de l’autre.

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