

François Huguenin
Le JE et le NOUS, une histoire de la pensée politique des origines à nos jours,
Éditions du Cerf, 2025,
François Huguenin, historien des idées est spécialiste de l’histoire du catholicisme. Il est de ceux qui portent une voix singulière de la pensée chrétienne contemporaine. Auteur de plusieurs ouvrages il a publié au Cerf La nuit comme le jour est lumière, La grande conversion, ou encore L’Église et la liberté de la Révolution à nos jours. Il enseigne à l’IRCOM de Lyon et à l’Institut Catholique de Paris. Sa réflexion porte sur la place du spirituel dans la vie publique et sur la manière de refonder le lien social à partir d’une anthropologie de la relation.
Avec Le Je & le Nous, c’est dans un contexte de fracture politique et sociale en France que François Huguenin publie une réflexion approfondie sur la notion de "bien commun". Une réflexion essentielle pour aider le lecteur à comprendre les blocages actuels de notre démocratie et saisir les contours de nouvelles voies possibles vers un compromis politique. Comment ? Il nous invite à un voyage fascinant de 2500 ans auprès de ces philosophes qui ont toujours été en prise avec leur époque et qui aboutit à cette interrogation : la pensée politique moderne peut-elle continuer vers un progressisme liberticide ou bien peut-on viser la garantie des droits et libertés des personnes en réinjectant le souci du bien commun ?
Avec cet essai, c’est donc bien le diagnostic de la crise du lien social qui est posé par Huguenin. Déjà, son titre affirme d’emblée la question centrale, celle de cette tension incessante, cette itération continue, entre liberté personnelle à laquelle nous sommes attachés et notre nécessaire appartenance communautaire. Il ne peut y avoir de société durable et viable sans un sentiment d’appartenance fort. Le jeu (le Je) se fait entre un individualisme exacerbé qui met l’accent sur l’épanouissement personnel, la recherche d’un bonheur immédiat et la responsabilité individuelle dans l’interaction avec les structures communautaires garantes de notre démocratie et de notre culture civilisationnelle (le Nous). Ces dernières étant de plus en plus mises à l’épreuve. Avec clairvoyance, Huguenin décrit la décomposition du « nous » dans les sociétés modernes où l’individu contemporain, héritier du libéralisme et du matérialisme, se retrouve isolé, enfermé dans une logique marchande. En un mot, il nous dit que la politique et la culture ne parviennent plus à donner sens à l’être-ensemble.
Dans le contexte intellectuel qui est le sien, l’auteur n’a pas cherché à rédiger un énième manuel universitaire (dont on doit proposer la lecture aux étudiants), mais ouvrir une vraie grande réflexion. Il faut le dire, l’ouvrage est passionnant. Huguenin a trente ans de travaux de recherche en histoire des idées politiques derrière lui. Son expérience nous fait voyager, chapitre après chapitre, depuis la période classique - antiquité - jusqu’à notre temps, depuis Aristote, Platon jusqu’à Arendt, Aron, Maritain, Ricoeur, passant par Augustin, saint Thomas d’Aquin ou Descartes. Il le souligne l’influence de l’Église et sa Doctrine sociale, des textes, discours, encycliques, et des penseurs chrétiens. Il brosse le tableau d’une question ininterrompue des rapports entre le Je et le Nous qui structurent l’histoire des idées politiques.
En six parties et 28 chapitres Huguenin explore les étapes de cette lente évolution jusqu’à la conception de l’homme entendu comme être autonome, maître de lui-même et de la nature. Ce processus d’émancipation, bien qu’il ait libéré l’individu, a aussi détruit les médiations qui reliaient le je au nous — famille, communauté, Église, nation. Face à ce « moi » désincarné par les réalités de notre époque, l’ouvrage invite à s’interroger sur le sens de la relation, à redécouvrir pense-t-il dans une vision chrétienne et humaniste de l’Homme.
Dans la dernière partie, Huguenin passe du diagnostic à la proposition. Il invite à la réflexion : Comment retrouver un sens du Nous sans renier les acquis de la modernité ? Se questionner sur la priorité du libéralisme politique, du juste sur le bien et de la tendance libertarienne, est une urgente nécessité. Il plaide pour une conversion du regard : la reconstruction du commun ne peut venir ni de l’État ni du marché, mais nécessite, dit-il un renouveau spirituel et culturel, pas seulement politique. Cela passe obligatoirement par la redécouverte de la personne et des corps intermédiaires la famille, les associations, les paroisses, les collectivités locales.
Il incite à renouer avec le principe de subsidiarité, cher à la doctrine sociale de l’Église, et à promouvoir une culture du service et de la responsabilité partagée. Le Nous authentique ne se confond pas avec le collectif fusionnel ou idéologique : il se tisse dans la gratuité du don et l’ouverture à l’autre, affirme-t-il. Son approche est éminemment éthique. Son ambition comme celle des classiques qu’il cite, est de chercher la vie bonne (Platon), celle de la dignité de la personne humaine, d’un dialogue ouvert empreint de respect, de choix collectifs et de responsabilités partagées au sein de la société.
Dénonçant la « société du spectacle », Huguenin pose la question du pouvoir et de son exercice. La vertu d’amitié civique, chez Aristote comme chez saint Thomas, qui est une disposition bienveillante envers les citoyens, et qui repose sur la recherche du bien commun et la reconnaissance mutuelle des qualités morales, trouve ici toute son actualité. Elle seule permet à des personnes libres de bâtir ensemble un monde commun sans sacrifier leur singularité. Il s’agit de retrouver le bien commun du « Nous » pour garantir la liberté du « Je ». Et de citer saint Jean-Paul II : « la liberté est la mesure de la dignité et de la grandeur de l’homme » .