

Les nouveaux visages de la possession démoniaque
À une époque où la science et la logique semblent dominer chaque facette de notre quotidien, comment comprendre que la possession démoniaque, ce phénomène que l’on imaginait cantonné aux pages sombres de l’histoire, connaisse un retour aussi inattendu qu’intriguant ? C’est précisément cette question que Marie Renaud-Trémelot explore dans son essai "Les Nouveaux Visages de la possession démoniaque". Psychanalyste d’obédience lacanienne et ancrée dans la tradition chrétienne, l’autrice nous entraîne dans une exploration audacieuse, traversant les époques, les disciplines et les intimités humaines, pour décrypter un sujet qui, loin d’être un simple reliquat du passé, résonne avec une actualité déconcertante.
L'auteure a soutenu en 2020 une thèse de Psychologie intitulée 'La possession démoniaque aujourd’hui : quel destin pour le désir dans le lien social contemporain ?" à l'Université de Rennes (EA 4050 - Recherches en psychopathologie, nouveaux symptômes et lien social), sous la direction de Alain Abelhauser et Jacques Arènes.
Dès l’introduction, Renaud-Trémelot pose un constat : les cas de possession et les demandes d’exorcisme n’ont jamais été aussi fréquents qu’aujourd’hui (p. 12). Ce paradoxe – la persistance, voire l’essor, de la possession dans une société baignée de rationalité – sert de point de départ à une enquête à la fois savante et captivante. L’autrice puise dans un éventail disciplinaire large, mêlant psychiatrie, histoire, théologie, littérature et cinéma, pour brosser un tableau inédit de la possession, bien au-delà des idées reçues et des simplifications hâtives. Son approche, résolument ancrée dans la pratique clinique, s’appuie sur des témoignages, des archives et des analyses culturelles, proposant ainsi une vision cohérente de son sujet.
L’un des grands atouts de ce livre est son refus de réduction à un aspect univoque. La possession n’y est ni un simple trouble mental, ni une survivance médiévale, ni une manipulation cléricale. Elle y est présentée comme un « langage », une tentative désespérée de donner forme à des souffrances indicibles, un « espace intermédiaire » entre le monde intérieur et la réalité extérieure. Renaud-Trémelot s’inscrit dans la continuité de Freud et Lacan, pour qui le diable et la possession peuvent symboliser l’inconscient, la fonction paternelle, ou encore cette part de jouissance qui échappe à toute maîtrise. Comme elle l’écrit, « le diable représente une alternative au Nom-du-Père, cette fonction qui structure le symbolique » (p. 8), en citant Lacan. Mais elle va plus loin : le diable, dans sa dimension clinique, incarne aussi « ce “au-moins-un” qui échappe à la loi phallique », une figure de l’excès, de l’innommable, permettant à l’individu de préserver un lien social là où tout semble se désagréger.
L’autrice revisite des épisodes marquants, comme la célèbre possession de Loudun au XVIIᵉ siècle, pour montrer comment ce phénomène a pu servir de « nouveau mode d’expression » (p. 20) à des conflits politiques, religieux et sociaux enfouis. À travers le récit des religieuses possédées de Loudun, elle met en lumière la manière dont la possession a pu exprimer des désirs interdits, des vengeances refoulées, ou encore des peurs collectives face à des fléaux comme la peste ou les guerres de religion. Les corps des religieuses, secoués par des crises spectaculaires, deviennent le support d’une parole autre, où « tout devient possible, mais parce que c’est la voix d’un autre (celle du diable) qui s’exprime » (p. 21). Renaud-Trémelot souligne avec perspicacité que ces manifestations, loin d’être isolées, s’inscrivaient dans un contexte culturel et politique précis, offrant une issue – même détournée – à des tensions devenues insupportables.
Son analyse de l’affaire de Loudun, nourrie par les travaux de Michel de Certeau, est particulièrement éclairante. Elle y voit une « triangulation » (juges, prêtres, possédées) qui permet de sortir de la logique binaire de la sorcellerie (où les accusées étaient purement et simplement condamnées). La possession, en introduisant la figure du prêtre comme médiateur, ouvre une brèche dans l’arbitraire de l’Inquisition. Plus encore, elle révèle l’émergence progressive de la notion de personne, passant d’une vision antique (la personne comme entité fixe) à une conception moderne (la personne comme relation).
C’est sans doute dans sa réflexion sur la figure du diable que le livre déploie toute sa profondeur. Renaud-Trémelot retrace l’évolution de cette entité à travers les siècles, du Moyen Âge à nos jours, montrant comment Satan est passé du statut de « créature difforme et grotesque » (p. 54) à celui de tyran tout-puissant, avant de s’intérioriser en « démon intérieur » (p. 68) à l’époque moderne. Elle s’appuie sur les recherches de Robert Muchembled pour souligner que le diable a été un « moteur de l’évolution » (p. 55), un instrument de contrôle social et de modernisation des comportements. Avec les Lumières, puis l’avènement de la psychiatrie, le Malin quitte progressivement la scène publique pour hanter les consciences individuelles. Désormais, il n’est plus seulement une menace extérieure, mais une part de nous-mêmes, une « bête tapie en nous » (p. 57) qu’il faut apprendre à apprivoiser.
Cette intériorisation du diable trouve un écho frappant dans les récits cliniques contemporains que l’autrice rapporte. Les entretiens avec Patricia et Angélina, deux femmes se disant victimes de possession, illustrent comment le discours diabolique peut structurer une souffrance psychique autrement insupportable. Pour ces individus, la possession n’est pas une maladie à éradiquer, mais une solution – certes fragile – pour « maintenir un lien social actif » (p. 10). En qualifiant leurs tourments de « rites sataniques » ou de « stigmates », elles transforment l’insupportable en destin, la persécution en élection. Renaud-Trémelot y voit une forme de « compromis singulier » (p. 11), une manière de donner un sens à l’absence de repères dans une société où les fondements symboliques se sont effrités.
L’une des thèses les plus originales de l’ouvrage est l’hypothèse d’une parenté structurelle entre possession et mystique. L’autrice suggère que ces deux expériences, souvent perçues comme opposées, pourraient bien être « les deux versants d’une même réalité » (p. 180). Toutes deux s’articulent autour d’un « vide », d’un manque, d’une perte – qu’il s’agisse de l’extase mystique ou de la jouissance démoniaque. Toutes deux offrent à l’individu une échappatoire face à l’angoisse de la castration, en lui permettant de « combler le vide de l’objet » (p. 9). Cette idée, étayée par des exemples historiques (comme le père Surin ou les stigmatisés) et cliniques, ouvre des perspectives fascinantes sur le rôle de la croyance dans notre monde actuel.
Renaud-Trémelot n’esquive pas les zones d’ombre. Elle reconnaît que sa démarche, en tant que psychanalyste croyante, est inévitablement teintée de subjectivité. Mais c’est précisément cette subjectivité assumée qui donne sa force à l’ouvrage. L’autrice ne cherche pas à trancher entre foi et raison, mais à montrer comment ces deux discours, « en apparence si éloignés », peuvent « s’enrichir mutuellement » (p. 13). Sa position est claire : « La rigueur n’exclut pas la sensibilité » (p. 12). Cette posture, rare dans le milieu académique, confère à son travail une dimension profondément humaine et accessible.
Malgré la complexité des concepts abordés, le style de Renaud-Trémelot reste simple. Son écriture, à la fois précise et évocatrice, évite le jargon tout en rendant compte de la profondeur des enjeux. Les transitions entre histoire, clinique et théorie sont fluides, et les citations (toujours référencées) s’intègrent naturellement au propos. On apprécie particulièrement sa capacité à rendre concrets des concepts abstraits, comme lorsqu’elle compare la répétition des rituels exorcistes au jeu de la bobine décrit par Freud : une manière, pour le sujet possédé, de « supporter l’absence » (p. 190) et de préserver son manque.
Si l’ouvrage est globalement convaincant, on peut néanmoins lui reprocher un certain déséquilibre. La partie historique, très détaillée, occupe une place dominante, parfois au détriment de l’analyse contemporaine. Les récits cliniques, bien que captivants, sont peu nombreux, et l’on aurait aimé en savoir plus sur les pratiques actuelles des exorcistes ou sur le profil des « possédés » d’aujourd’hui. Par ailleurs, l’autrice se concentre presque exclusivement sur le catholicisme, laissant de côté d’autres traditions religieuses où la possession joue également un rôle central (comme l’islam, le vaudou ou le chamanisme). Une approche comparative aurait pu enrichir encore sa réflexion.
Enfin, certains lecteurs pourraient regretter que Renaud-Trémelot n’aborde pas davantage la question de la réalité ontologique de la possession. Si elle insiste sur sa dimension symbolique et subjective, elle reste évasive sur la « réalité » du diable. Est-ce une pure construction psychique, ou existe-t-il une forme de « réalité » du malin ? L’autrice contourne habilement la question, préférant se concentrer sur les effets de la possession – une position méthodologique légitime, mais qui laisse le lecteur avec une certaine frustration.
Au total, "Les Nouveaux Visages de la possession démoniaque" est un livre ambitieux, qui parvient à traiter d’un sujet aussi complexe que controversé sans jamais verser dans le sensationnalisme ou le dogmatisme. En croisant les perspectives, Renaud-Trémelot propose une lecture renouvelée de la possession, éclairant autant notre passé que notre présent. Son ouvrage nous rappelle que le diable, qu’on le prenne au mot ou comme une allégorie, reste une figure essentielle pour penser les limites de la raison, les mystères de la subjectivité et les crises du lien social contemporain.
Dans une époque où les certitudes s’effritent et où les souffrances psychiques se multiplient, ce livre nous invite à écouter, sans a priori, les « voix » de la possession. Car, comme le souligne l’autrice, « il n’y a pas de diable sans l’homme » (p. 70) – et c’est peut-être dans cette intrication du sacré et de l’humain que réside l’énigme la plus captivante.
Robert Muchembled
Editions du Seuil, 202, 402 p.
Michel de Certeau
Edition Gallimard, 2005, 478 p.