Mais où vont les poussières

Christophe Carrées
Edition du Cerf
Rédigé par :
Gilles Berrut
27 octobre 2025
Relecture :
Essai
Temps de lecture :
1
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Mais où vont les poussières

Christophe Carrées

Editions du Cerf, 2025, 190 p.

Ces existences qui se délitent entre nos doigts

Certains ouvrages s’apparentent à des fenêtres entrouvertes sur des destins que l’on croise sans jamais vraiment les voir. "Mais où vont les poussières", de Christophe Carrées, appartient à cette catégorie. Plutôt qu’un récit qui s’impose, voici un texte, peut-être une esquisse, qui s’insinue en douceur, comme une poignée de poussière glissée dans la paume. On y découvre des lambeaux d’existences, des dialogues inachevés, des rires étouffés, des pleurs taris avant même d’avoir roulé sur les joues. Carrées, habituellement graphiste et photographe, signe là son premier roman, comme s’il avait troqué son objectif contre une plume pour capturer, non plus des images figées, mais des instants fugitifs, arrachés à l’oubli.

De quoi parle-t-il ? D’un homme, d’une femme, de leurs enfants, de leurs combats quotidiens, de leurs espoirs modestes et de leurs échecs banals. C’est l’histoire d’une famille qui se démène dans la précarité, enchaînant les emplois précaires, les attentes sans fin dans les couloirs d’hôpital, les querelles qui surgissent pour un rien et les élans d’affection dissimulés sous les reproches. Carrées ne raconte pas : il expose. Il ne porte pas de jugement : il observe. Et ce qu’il perçoit, c’est cette poussière qui se dépose partout – sur les meubles, sur les rêves inassouvis, sur des corps épuisés. « J’ai en commun avec Darwin d’être persuadé que tout est bel et bien là par hasard », confie-t-il à un moment. Cette phrase résume l’esprit du livre : nous ne sommes que de passage, et demain, il ne restera de nous qu’un peu de poussière.

Les chapitres défilent comme des clichés jaunis, organisés sous des intitulés évocateurs – Vestiges, Vétilles, Rebuts, Rognures, Salissures, Ruines, Reliques – qui évoquent des souvenirs rangés au fond d’un grenier. Chaque section éclaire un moment précis : une altercation avec une belle-mère, une visite médicale angoissante, un entretien d’embauche qui vire au désastre, une soirée où l’on s’agite pour chasser l’ennui. Carrées écrit par touches, par éclats, comme s’il redoutait que ses mots, trop lourds, ne brisent la délicatesse de ce qu’il décrit. « Le couloir est immaculé, sans tache ni poussière. (…) La définition même de l’enfer », note-t-il en décrivant un hôpital. Derrière chaque ligne, on devine le regard du photographe : un œil qui encadre, qui ajuste, qui traque une lueur même dans les recoins les plus obscurs.

Ce qui frappe avant tout, c’est la justesse de son approche. Carrées évite soigneusement le pathos comme la facilité. Il aborde la précarité, la maladie, l’épuisement, mais toujours avec retenue, comme s’il craignait de trahir la dignité de ceux dont il parle. « Tel un bourgeois du XIXe siècle, j’ai commandé à un artiste du quartier de nous peindre dans notre habitat, soit quatre hères vivant dans un appartement décrépit de trois pièces sous les toits », écrit-il. On y perçoit une ironie mordante, une tendresse discrète, et cette colère contenue, celle de ceux qui savent qu’on les ignore, mais qui refusent de s’effacer sans laisser d’empreinte.

En le lisant, on songera inévitablement à Annie Ernaux ou à François Bon, ces auteurs capables de transformer le quotidien en littérature. On pensera aussi au Céline du Voyage au bout de la nuit, pour son réalisme cru. Pourtant, Carrées possède une voix unique, plus visuelle, plus morcelée, comme si chaque phrase était un instantané saisi à la volée, avant que la lumière ne bascule. « La poussière, c’est ce qui subsiste lorsque tout le reste a disparu », semble-t-il chuchoter entre les lignes. Et c’est sans doute pour cette raison que ce livre nous touche, nous dérange : parce qu’il parle, en fin de compte, de nous tous.

Est-ce un chef-d’œuvre ? Probablement pas. Certains passages perdent en fluidité, les fragments s’accumulent parfois sans lien apparent. On souhaiterait que Carrées nous guide davantage à travers ce labyrinthe de souvenirs et de peines, qu’il s’attarde un peu plus sur certaines scènes pour leur donner toute leur résonance. Mais c’est précisément cette retenue, ce refus des facilités, qui confère à l’ouvrage son originalité. « Écrire, c’est dire non à l’engloutissement », affirme-t-il. Et c’est exactement ce qu’il accomplit ici : il résiste à l’oubli, il défie l’indifférence, il conteste l’idée que certaines vies seraient indignes d’être racontées.

Ainsi, "Mais où vont les poussières" est un livre qui marque, qui secoue, qui persiste. Non pas avec l’éclat des grands romans, mais avec la discrète obstination de la poussière qui reste accrochée aux doigts bien après avoir refermé la dernière page. Et cela, c’est déjà immense.

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