Jérôme Fehrenbach
Wilhelm von Ketteler. L’Église devant l’État,
Éditions du Cerf, 2025
Un évêque dans la tourmente du XIXe siècle : entre foi, politique et modernité
Jérôme Fehrenbach avec ce livre Wilhelm von Ketteler. L’Église devant l’État, nous offre la biographie majeure en langue française d’un des acteurs majeurs du catholicisme social allemand du XIXe siècle. Ancien fonctionnaire prussien devenu prêtre, puis évêque de Mayence, Ketteler (1811-1877) incarne une figure complexe, à la fois homme d’Église et homme de combat, dont l’action et la pensée ont profondément marqué l’histoire religieuse et politique de l’Europe. L’ouvrage, solidement documenté, s’appuie sur une correspondance monumentale et des archives soigneusement exploitées, offrant une plongée dans une époque de bouleversements où l’Église catholique devait se réinventer face à la montée des États-nations, du libéralisme et du socialisme.
Fehrenbach décrit avec précision le parcours atypique de Ketteler, né dans une aristocratie westphalienne profondément catholique, marqué par une jeunesse tumultueuse. Il devient fonctionnaire prussien, mais à la surprise de sa famille, il démissionne en 1838 pour devenir prêtre. Ordonné en 1844, il se distingue par son engagement en faveur des plus démunis. Il devient évêque de Mayence en 1850. Son épiscopat coïncide avec une période charnière : la Révolution de 1848, l’unification allemande, le Kulturkampf bismarckien, et le concile Vatican I. Ketteler, surnommé l’Arbeiterbischof (l’évêque des ouvriers), est présenté comme un réformateur infatigable, soucieux de concilier la tradition catholique avec les défis de la modernité.
L’auteur montre comment Ketteler, formé par les débats intellectuels de son temps (notamment les écrits de Möhler, Lacordaire et de Maistre), développe une pensée originale sur la place de l’Église dans la société. Il rejette à la fois l’État théocratique et l’État athée, défendant l’idée d’un « État chrétien » où la religion joue un rôle central dans la protection de la dignité humaine. Sa réflexion sur la liberté individuelle face à l’omnipotence de l’État (p. 12-13) et sa critique du capitalisme libéral (p. 290-295) en font un précurseur du catholicisme social et inspirateur de l’encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII (1891).
Fehrenbach met en lumière trois axes majeurs de sa pensée :
1. La défense des ouvriers et la question sociale : Ketteler est l’un des premiers à alerter sur les conditions de vie des travailleurs industriels. Dans son discours d’Offenbach (1869), il dénonce les excès du libéralisme économique et appelle à des réformes législatives pour protéger les ouvriers (p. 290-295). Il fonde des institutions éducatives et caritatives, comme l’école de Dieburg, pour offrir une alternative aux modèles socialistes naissants. Son approche, à la fois pragmatique et inspirée par l’Évangile, vise à « humaniser le capitalisme » sans tomber dans la révolution.
2. La liberté de l’Église face à l’État : Ketteler s’oppose farouchement au Kulturkampf de Bismarck, qui cherche à soumettre l’Église catholique à l’autorité étatique. Pour lui, l’Église doit conserver son autonomie pour remplir sa mission spirituelle et morale. Son combat pour la liberté de l’enseignement catholique (p. 240-245) et sa résistance aux ingérences politiques en font une figure de proue de l’ultramontanisme, tout en évitant les excès d’un cléricalisme rétrograde.
3. L’unité allemande et la dimension européenne : Contrairement à beaucoup de ses contemporains, Ketteler défend une vision d’une Allemagne unie sous l’égide de l’Autriche catholique, plutôt que sous la Prusse protestante. Il pressent les dangers d’un nationalisme exclusif et plaide pour une Europe où la foi chrétienne reste un ciment (p. 275-280). On rêverait qu’il ait été écouté, cela nous aurait éviter la terrible guerre de 14-18.
Évitant l’hagiographie comme la critique anachronique, l’auteur adopte une approche à la fois narrative et analytique. Il situe Ketteler dans son contexte historique, sans occulter ses contradictions : son autoritarisme (p. 22), ses hésitations face à l’infaillibilité pontificale (p. 300-305), ou ses relations complexes avec le pape Pie IX. L’auteur s’appuie sur des citations précises (par exemple, p. 292 pour le discours d’Offenbach) et des archives familiales pour restituer la complexité du personnage.
L’ouvrage est solide par son corpus documentaire et sa capacité à associer biographie et histoire des idées. Ketteler y apparaît comme un homme d’action dont les écrits répondent aux questions de son temps. Fehrenbach souligne aussi son rôle dans la fondation du Zentrum, parti catholique allemand, qui deviendra une force politique majeure (p. 343-348).
Un héritage toujours actuel
Ketteler reste une figure inspirante pour les chrétiens engagés dans la cité. Son refus de l’individualisme libéral et son appel à une « économie au service de l’homme » (p. 294) résonnent avec les débats contemporains sur la justice sociale. Fehrenbach montre comment son influence s’étend bien au-delà de l’Allemagne, inspirant des figures comme Albert de Mun en France.
Eugène de Girard. Ketteler et la question ouvrière: avec une Introduction Historique sur le Mouvement Social Catholique. Reprint forgotten books, 2018, 363 p.
Rerum Novarum (1891), encyclique de Léon XIII, directement inspirée par ses idées.
https://www.vatican.va/content/leo-xiii/fr/encyclicals/documents/hf_l-xiii_enc_15051891_rerum-novarum.html